n° 67 / L’écriture pour la jeunesse : de la production à la réception

Automne 2001
Numéro préparé par
Claire LE BRUN (Université Concordia)
et
Monique NOËL-GAUDREAULT (Université de Montréal)

[Version numérique disponible sur Érudit]

Des spécialistes de plusieurs disciplines (littérature, didactique, sociologie de la littérature) confrontent leurs réflexions sur l’écriture pour la jeunesse, en prenant comme fil conducteur la relation de l’auteur avec son ou ses publics. Ils examinent la figure de l’auteur pour la jeunesse qui est souvent distinguée de celle de l’écrivain. Ils s’arrêtent sur l’incipit comme lieu stratégique de contact entre l’auteur et le lecteur et sur les figures de l’écrit comme procédé de représentation du sujet féminin. D’un point de vue plus didactique, ils se penchent sur la construction du littéraire comme objet de connaissance. Deux études s’intéressent à des itinéraires d’auteurs (Jasmine Dubé et Dominique Demers) qui écrivent et réécrivent pour des publics différents.


Table des matières

5. L’écriture pour la jeunesse : de la production à la réception
Claire Le Brun et Monique Noël-Gaudreault

Livre pour enfants, livres pour adultes ?

9. Livre pour tous : le flou des frontières entre fiction pour enfants et fiction pour adultes
Sandra L. Beckett

La figure de l’auteur pour la jeunesse

23. Les écrivains… et les « auteurs jeunesse »
Édith Madore

34. Écriture et gains financiers : démarche contradictoire des acteurs du sous-champ de la littérature de jeunesse au Québec ?
Jean-Denis Côté

54. La notion d’écrivain chez les enfants de cinq à neuf ans
Flore Gervais

L’inscription du lecteur dans le texte

69. L’incipit : frontière et lieu stratégique de contact en littérature québécoise pour la jeunesse
Johanne Prud’homme

81. Le lecteur modèle, instance de réalisation du lecteur empirique
Noëlle Sorin

96. Romans pour l’adolescence et intertextualité : les figures de l’écrit comme procédé de représentation du sujet féminin
Lucie Guillemette

Genres littéraires et publics. Adaptations et réécriture

112. Double public et complicité enfants-adultes dans le théâtre et le roman de Jasmine Dubé
Claire Le Brun

127. Enfants, adolescents, adultes : mutations de l’horizon d’attente et de l’intentionnalité dans l’œuvre littéraire de Dominique Demers
Daniel Chouinard

Lire

139. Histoire de la littérature pour la jeunesse. Québec et francophonies du Canada, suivi du Dictionnaire des auteurs et des illustrateurs des origines à 1980, de Françoise Lepage
Marilène Gill

143. Résumés/Abstracts

151. Notices biobibliographiques

N° 67, automne 2001

L’écriture pour la jeunesse : de la production à la réception

 

Sandra L. Beckett
Livres pour tous : le flou des frontières entre fiction pour enfants et fiction pour adultes

L’effondrement des frontières entre textes pour enfants et textes pour adultes est un phénomène très répandu dans les littératures occidentales contemporaines. Au cours des dernières années, on a vu un véritable afflux d’auteurs franchir, dans les deux sens, la frontière entre fiction pour adultes et fiction pour enfants. En s’appuyant sur un choix de romans et d’albums parus dans de nombreux pays, cette étude examine la tendance contemporaine d’une littérature destinée à un double lectorat.

Books for Everyone : the Blurring of Lines between Fiction for Children and Fiction for Adults

The breakdown of boundaries between texts for children and texts for adults is a very widespread phenomenon in contemporary Western literature. In recent years, there has been a veritable influx of authors crossing the boundary in both directions. Based on a selection of novels and albums from a number of countries, this study examines the current tendency to produce literature for a double readership.

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Édith Madore
Les écrivains… et les « auteurs jeunesse »

Quelle est la place des écrivains — ceux qui écrivent pour différents publics, celui des jeunes et celui des adultes — et celle des « auteurs jeunesse » — ceux qui écrivent uniquement pour les jeunes dans le(s) champ(s) littéraire(s) ? Les auteurs jeunesse n’entrent pas impunément dans le circuit de la littérature générale. Les écrivains pour adultes n’entrent pas non plus comme ils le veulent dans la sphère jeunesse. Cependant, certains éditeurs jeunesse tendent maintenant à publier aussi pour les adultes, et les deux sphères semblent s’interpénétrer.

Writers… and “Children’s Authors”

What is the place of writers for both children and adults as opposed to “children’s authors” — those who write for children only — in the field of literature ? Children’s authors do not have easy access to the general literature circuit ; neither do authors writing for adults gain easy entry into the sphere of children’s literature. However, a few publishers of children’s literature now tend to publish for adults as well, and the two spheres appear to be overlapping.

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Jean-Denis Côté
Écritures et gains financiers : démarche contradictoire des acteurs du sous-champ de la littérature jeunesse au Québec ?

Existe-t-il une contradiction entre réaliser une œuvre d’art, en l’occurrence une œuvre littéraire, et rechercher un gain d’ordre financier ? Cette question est au cœur de la théorie du champ de l’art que propose le sociologue Pierre Bourdieu. Nous l’avons reprise à l’occasion d’une enquête sociologique menée auprès d’une trentaine d’acteurs de ce sous-champ : auteurs, auteurs/éditeurs, professeurs d’université, critiques littéraires, animateurs de lecture. Les réponses des intervenants peuvent varier selon leur position d’acteur dans le sous-champ de la littérature jeunesse et selon le public auquel ils s’adressent.

Writing and Financial Gain : a Contradictory Approach by the Actors in the Subfield of Children’s Literature in Québec ?

Does a contradiction exist between the production of a work of art — a literary work in this case — and the quest for financial gain ? This question lies at the heart of the general theory of the field of art proposed by the sociologist Pierre Bourdieu. It was posed during a survey of about thirty actors in this subfield including authors, author-publishers, university professors, literary critics and reading group moderators. The responses varied according to each participant’s position in children’s literature and his or her public.

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Flore Gervais
La notion d’écrivain chez les élèves de cinq à neuf ans

Cet article expose les résultats d’une recherche sur la représentation mentale de l’écrivain pour la jeunesse chez 206 élèves âgés de cinq à neuf ans d’une école métropolitaine de milieu socio-économique moyen. Ces derniers ont été invités à répondre oralement à quatre questions. 1) Qu’est-ce qu’un écrivain ? 2) La personne qui écrit pour les jeunes doit-elle être jeune elle-même ? Pourquoi ? 3) Où l’écrivain trouve-t-il ses idées ? 4) Quelle(s) différence(s) y a-t-il entre un livre pour enfants et un livre pour adultes ? Une analyse de fréquence des réponses à chacune de ces questions met en lumière des constances qui sont révélatrices d’une vision à la fois naïve, originale et souvent juste de l’écrivain et de l’écrit. Nous illustrons les principaux résultats de cette enquête à l’aide des mots des enfants.

The Notion of the Writer in Pupils Five to Nine Years of Age

This article presents the results of a research on how children view children’s authors. We surveyed 206 pupils between the ages of five and nine at a school located in a middle-class area of a large city. The children were asked to answer four questions orally : 1) What is a writer ? 2) Should a person who writes for young people also be young ? Why ? 3) Where do writers get their ideas ? 4) What difference(s) is (are) there between a book for children and a book for adults ? A frequency analysis of the responses to each question offers some revealing insights into a vision of writers and writing that is at once naive, original — and often accurate. The children’s words are used to illustrate the principal results.

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Johanne Prud’homme
L’incipit : frontière et lieu stratégique de contact en littérature québécoise pour la jeunesse

À titre de lieu de médiation entre le texte et son lecteur, entre le destinataire et le destinateur ou entre le narrateur et le narrataire, l’incipit se révèle investi des marques de la relation qui unit l’auteur à son public. L’analyse de trois incipits exemplaires tirés d’œuvres publiées au cours des vingt-cinq premières années d’existence de la littérature québécoise pour la jeunesse permet l’étude des rapports qui se nouent, au moment crucial de leur naissance, entre deux acteurs jusque-là absents du champ littéraire : l’auteur pour la jeunesse et son lecteur. L’étude de ces fragments textuels permet de déterminer quelles sont les stratégies employées par le premier pour entrer en contact avec son public. Par ailleurs, l’analyse du discours incipitiel donne matière à dessiner, en filigrane, l’ethos de l’auteur et le portrait de son jeune vis-à-vis.

The Incipit : Frontier and Strategic Line of Contact in Children’s Literature of Québec

As a mediator between the text and the reader, the communicator and the addressee, the narrator and the narratee, the incipit is invested with the marks of the relation uniting authors to their public. An analysis of three examples of an incipit drawn from works published during the first twenty-five years of children’s literature in Québec makes it possible to study the relationships that formed, at the crucial moment of their beginnings, between two actors who were until that time absent from the literary field — the children’s author and his or her reader. The study of these textual fragments allows us to determine the strategies employed by the former to enter into contact with his or her public. Moreover, the analysis of incipit discourse provides the material for tracing implicitly the author’s ethos and the depiction of the young fictional character with respect to this ethos.

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Noëlle Sorin
Le lecteur modèle, instance de réalisation du lecteur empirique

L’esthétique de la littérature pour la jeunesse est devenue une esthétique de la communication par laquelle l’auteur est tenu d’ajuster son texte au lecteur, en se pliant ainsi aux exigences du marché. Mais malgré des efforts louables pour rendre la littérature accessible au plus grand nombre, auteurs et maisons d’édition, plutôt que d’amener les jeunes à la littérature, ont amené la littérature aux jeunes en opérant une sorte de nivellement par le bas du fait littéraire. À partir d’œuvres de qualité, parfois même exigeantes pour le jeune lecteur, une didactique de la littérature comprenant l’enseignement/apprentissage à la fois de la lecture et de l’écriture littéraires serait une avenue prometteuse de développement de la compétence culturelle des élèves en réduisant l’écart entre le rôle du lecteur tel qu’institué par le texte et le lecteur empirique.

The Model and the Empirical Reader : Bridging the Gap

The aesthetics of children’s literature has become an aesthetics of communication by which the author must tailor his or her text to the reader, thus bowing to market demands. But, despite laudable efforts to make literature more readable and more accessible for the largest number possible, authors and publishing companies, rather than leading children to literature, have led literature to children by a certain leveling down of the literary fact. A didactics of literature, which is based on works of merit — that may even be somewhat demanding for the young reader — and which includes the teaching/learning of both literary reading and writing, would offer a way to develop the cultural competence of pupils by reducing the gap between the role of the reader as established in the text and the empirical reader.

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Lucie Guillemette
Romans pour l’adolescence et intertextualité : les figures de l’écrit comme procédé de représentation du sujet féminin

Cette étude examine des romans pour la jeunesse de Paule Daveluy (1962-1964), de Michelle Marineau (1988-1989) et d’Anique Poitras (1993-1998), dont les jeunes héroïnes sont engagées dans un processus d’écriture. L’utilisation que font ces écrivaines du journal fictif comme procédé de représentation des protagonistes féminines demeure révélatrice d’un processus d’individuation généré par les figures de l’écrit associées elles-mêmes à des lieux du savoir. Ces romans destinés à un public adolescent préfigurent et actualisent tout à la fois les croisements littéraires du postmodernisme et du féminisme à travers les formes discursives de l’intertextualité liées à la pratique autoreprésentative d’un sujet féminin, laquelle suscite un dialogue fécond entre des textes de provenance générique diverse afin de développer ses propres systèmes de références.

Young Adult Fiction and Intertextuality : Fictional Characters as a Mode of Representation of the Female Subject

This study examines novels for young adults by Paule Daveluy (1962-1964), Michelle Marineau (1988-1989), and Anique Poitras (1993-1998), in which young heroines are engaged in the process of writing. Those women writers’use of fictional journals and diaries to represent female protagonists reveals a process of individuation generated by fictional characters who are themselves associated with places of learning. This young adult fiction both foreshadows and actualizes the literary crossroads of postmodernism and feminism through discursive forms of intertextuality linked to the autorepresentative practice of a female subject who initiates a fertile dialogue between texts of diverse generic origins for the purpose of developing her own systems of reference.

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Claire Le Brun
Double public et complicité enfants-adultes dans le théâtre et le roman de Jasmine Dubé

Dramaturge, metteure en scène et interprète, Jasmine Dubé a joué, dès le début des années 1980, un rôle de premier plan dans l’évolution du théâtre québécois pour la jeunesse. La prise en compte d’un double public, les enfants et « leurs » adultes, est au cœur de sa démarche théâtrale. Elle a également publié une série de romans destinés aux enfants de sept à neuf ans, les « Nazaire » (1994-1999). L’analyse des dialogues de cette série montre que Dubé transpose à l’écriture romanesque sa conception de l’écriture théâtrale, offrant, pour une lecture conjointe de l’enfant et de l’adulte parent, une mise en mots des situations délicates de la vie familiale.

Double Public and Child-Adult Complicity in the Plays and Novels of Jasmine Dubé

Playwright, director and performer, Jasmine Dubé has played a major role in the development of children’s theatre in Québec since the start of the 1980s. A double public — children and “their” adults — is at the heart of her dramatic approach. She has also published a series of novels for children of seven to nine years, the “Nazaire” series (1994-1999). An analysis of the dialogue in these novels shows that Dubé transposes her conception of playwriting to fiction, putting into words the sensitive situations of family life for the joint reading pleasure of both child and parent.

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Daniel Chouinard
Enfants, adolescents, adultes : mutations de l’horizon d’attente et de l’intentionnalité dans l’œuvre littéraire de Dominique Demers

Depuis 1997, la romancière Dominique Demers brouille les frontières de la littérature pour la jeunesse. Les deux séries destinées aux adolescents, Marie-Lune et Maïna, publiées presque concurremment en versions pour adultes, soulèvent, entre autres questions, la problématique de la spécificité de l’écriture de la production romanesque pour jeunes lecteurs. En effet, dans cette réorientation éditoriale, entre en jeu un faisceau complexe d’impératifs de mise en marché, tout comme se reconstruit une hiérarchisation des effets littéraires, perceptible, notamment, dans le choix du registre des métaphores. Par-delà les stratégies de marketing et la réorientation de la carrière de l’auteur, c’est la légitimation de la littérature pour la jeunesse qui se joue en dernier lieu.

Children, Adolescents, Adults : Mutations of the Horizon of Expectation and Literary Intentionality in the Works of Dominique Demers

Since 1997, the novelist Dominique Demers has blurred the lines of children’s literature. Her two series for adolescents, Marie-Lune and Maïna, published almost simultaneously with the adult versions, raise, among other things, the problem of specificity of writing in novels for young readers. In this editorial change in direction, a complex body of marketing imperatives enters into account, just as a hierarchy of literary effects is reconstructed that can be seen, notably, in the choice of level of metaphors. But the basic issue goes well beyond marketing strategies and a new turn in the author’s career, for in the end what is at stake here is the legitimization of children’s literature.