N° 68, hiver 2002
Littérature et mathématiques
Richard Saint-Gelais
Littérature et mathématiques : jalons pour une approche perpendiculaire
Les entreprises interdisciplinaires se font souvent sous le signe de l’ambiguïté et les tentatives de rapprochement entre littérature et mathématiques ne font pas exception. Cet article essaie de baliser les difficultés et les possibilités d’une telle rencontre à partir d’un cas précis, celui du bouleversement des isomorphies temporelles dans le récit. On tente ensuite de dépasser le stade de l’application pour envisager, à travers l’axiomatique, les enjeux d’un regard mathématique sur la chose littéraire.
Literature and Mathematics : Paving the Way for a Perpendicular Approach
Interdisciplinary undertakings are often characterized by ambiguity, and efforts to reconcile literature and mathematics are no exception. This article aims to map out the difficulties and possibilities of such a reconciliation based upon a specific case — the shattering of temporal isomorphics in narrative. It then attempts to go beyond the application stage to envision through axiomatics what is involved in the intersection of mathematics and literature.
***
Sindy Langlois
Si par une nuit d’hiver un voyageur : quand la fiction dépasse la fiction
Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino a, de son propre aveu, intégré des contraintes oulipiennes assez complexes. Cet article entend montrer que l’usage spectaculaire de l’autoréférence dans ce roman obéit à une structure d’enchâssement circulaire qui referme le mécanisme sur lui-même.
If on a Winter’s Night a Traveler : When Fiction Surpasses Fiction
Italo Calvino admitted that he had integrated rather complex Oulipian restrictions into his If on a Winter’s Night a Traveler. This article aims to demonstrate that the spectacular use of self-reference in this novel conforms to a setting that is circular in structure and turns the mechanism back upon itself.
***
Mélanie Lamarche-Amiot
Spirales et anneaux de Möbius dans Le processus et Le début de la fin de Marc-Antoine Mathieu
Marc-Antoine Mathieu, graphiste de métier et bédéiste à ses heures, donne dans Le processus et Le début de la fin/La fin du début une direction plus qu’inhabituelle au fil qui conduit ses histoires. Il utilise les motifs de la spirale et de l’anneau de Möbius pour échafauder des labyrinthes narratifs complexes. Ces figures géométriques qui servent d’assises à l’intrigue sont repérables tant dans le texte que dans l’image et leur étude permet de saisir les subtilités d’une chronologie bouleversée par l’intrusion du rêve dans l’univers du héros.
Spirals and Möbius Strips in Le processus and Le début de la fin by Marc-Antoine Mathieu
Marc-Antoine Mathieu, a graphic artist and sometimes cartoonist, gives a highly unusual direction to the storylines in Le processus [The Process] and Le début de la fin/La fin du début [The Beginning of the End/The End of the Beginning]. Mathieu uses the motifs of the spiral and Möbius strip to construct complex narrative labyrinths. These geometric figures, which serve as foundations for the plot, can be pinpointed in both the text and the image. Their analysis makes it possible to grasp the subtleties of a chronology shattered by the intrusion of the dream into the hero’s universe.
***
Chantal Pouliot
Deconstructing Woody Allen
Cet article propose un examen théorique des jeux de fiction dans Deconstructing Harry de Woody Allen. S’appuyant sur les travaux d’Umberto Eco, de Lubomir Dolezel et de Marie-Laure Ryan, l’analyse se concentre sur les problèmes posés par les identités multiples des personnages ainsi que sur les processus d’autoréférence, de fragmentation et de récursivité.
Deconstructing Woody Allen
This article is intended as a theoretic study of the fictive devices in Woody Allen’s Deconstructing Harry. Based on the works of Umberto Eco, Lubomir Dolezel and Marie-Laure Ryan, the analysis will focus on the problems posed by the multiple identities of the characters and on the processes of self-reference, fragmentation and recursiveness.
***
Karine Lalancette
Du meurtre en série au meurtre sériel : le sérialisme à l’œuvre dans Djinn d’Alain Robbe-Grillet
Djinn, d’Alain Robbe-Grillet, est construit selon les grands principes de la musique sérielle. Le récit central de ce roman se développe, en effet, en quatre séquences narratives qui reprennent sensiblement les mêmes événements. Les trois dernières séquences sont toutefois déduites de la première, suite à l’imposition de différentes règles formelles. Dès lors, le récit ne tire plus son sens du développement linéaire du récit, mais des liens formels qui unissent chaque séquence à la matrice narrative. Le but de cet article est de montrer quelques-unes des règles formelles qui permettent l’élaboration de Djinn. En observant les effets que produit le mécanisme sériel à l’intérieur du récit, il cherche aussi à mettre en évidence les particularités découlant de l’incursion du sérialisme dans le monde de la fiction.
From Murder in a Series to Serial Murder : Serialism at Work in Alain Robbe-Grillet’s Djinn
Alain Robbe-Grillet’s Djinn is constructed according to the great principles of serial music. The central plot is developed through four narrative sequences that recount more or less the same events. The last three sequences, however, derive from the first, following the imposition of various formal rules. From then on, the narrative no longer takes its sense of linear development from the plot, but from the formal links that unite each sequence to the narrative matrix. This article aims to demonstrate a few of the formal rules that govern the elaboration of Djinn. By observing the effects produced by the serial mechanism within the narrative, the author seeks to highlight the particular features by which serialism infiltrates the world of fiction.
***
Véronique Tremblay
Solaris de Stanislas Lem : la modélisation mathématique et la récursivité dans la figure de la communication impossible
Solaris, de Stanislas Lem, explore le motif structurel de la fermeture des systèmes de référence. En effet, cette histoire de communication impossible entre des explorateurs humains et une planète (peut-être) intelligente donne à voir des médiations qui ressortissent à la récursivité ainsi qu’à la modélisation mathématique. De plus, cette fermeture encyclopédique que l’on retrouve à tous les niveaux du texte fonde, dans une large mesure, le genre science-fictionnel, comme l’a démontré Marc Angenot dans son article « Le paradigme absent. Éléments d’une sémiotique de la science-fiction ».
Stanislas Lem’s Solaris : Mathematical Modeling and Recursiveness in the Figure of Impossible Communication
Stanislas Lem’s Solaris explores the structural motif of the closing of reference systems. Indeed, this story of impossible communication between human explorers and a (perhaps) intelligent planet reveals the mediations that pertain to recursiveness as well as mathematical modeling. Furthermore, this encyclopedic closure, which is found at all levels of the text, forms to a large extent the basis of the genre of science fiction. This was shown by Marc Angenot in his article « Le paradigme absent : éléments d’une sémiotique de la science-fiction » [The Absent Paradigm: Elements of a Semiotics of Science Fiction].
***
Fabrice Gagnon
L’axiomatique et Les robots d’Isaac Asimov
Établissant un certain nombre de rapports entre la méthode axiomatique, telle qu’elle est employée en mathématiques, et l’extension de son champ d’application à la littérature, telle qu’elle peut être pressentie à la lecture d’une œuvre comme Les robots, d’Isaac Asimov, cet article se veut une tentative de rapprochement entre ces deux domaines. Ce rapprochement éclaire non seulement l’œuvre étudiée, mais aussi les transformations que subit l’axiomatique lorsqu’elle est transposée en principe narratif.
Axiomatics and Isaac Asimov’s Robot Trilogy
By establishing a certain number of links between the axiomatic method as used in mathematics, and the extension of its field of application to literature as sensed in a reading of a work such as Isaac Asimov’s RobotTrilogy, this article attempts to reconcile these two fields. Such a reconciliation sheds light not only on the work under study, but also on how axiomatics is transformed when transposed into a narrative principle.
Hors dossier / Special Edition
Jin Lu
Du goût de Chénier pour la poésie chinoise : essai sur son esthétique
Parmi les manuscrits d’André Chénier qui ne virent le jour qu’en 1901, soit plus d’un siècle après sa mort, il y a un groupe de notes portant sur la littérature chinoise. Dans ces notes, dont la composition remonte aux années 1780, Chénier s’intéresse surtout aux poèmes tirés du Classique de la poésie, le premier recueil de poèmes chinois, qu’on date du VIe ou VIIe siècle avant notre ère, et il en loue constamment la beauté avec enthousiasme. Quelles beautés Chénier a-t-il pu trouver dans ces poèmes, qu’il ne peut entrevoir que par une traduction très approximative, et parfois même fautive, du P. Cibot ? Cette étude tâche d’examiner la traduction du Jésuite par rapport aux textes chinois, d’une part, l’esthétique de Chénier qui a fait de lui, avec les Jésuites alors tombés en disgrâce, un des premiers admirateurs de la littérature chinoise, d’autre part.
Chénier’s Appreciation for Chinese Poetry : An Essay on His Aesthetics
Among the manuscripts of André Chénier, published in 1901, more than a century after his death, was a group of notes on Chinese literature. Written as far back as the 1780s, these notes testify that he was particularly enthusiastic about poems taken from the Classique de la poésie, the first collection of Chinese poems dating from the sixth or seventh century B.C. What beauty was Chénier able to find in these poems, which could only be glimpsed through the very approximate — and sometimes faulty — translation of P. Cibot ? This article attempts to examine the Jesuit’s translation of the Chinese texts on the one hand, Chénier’s aesthetics which made him, along with the Jesuits then fallen into disgrace, one of the first admirers of Chinese literature on the other hand.
***
Rosaline Deslauriers
Les Meidosems d’Henri Michaux : émergences du dedans, résurgences orientales
« L’Asie, maintenant loin, revient me submerger par moments, par longs moments », écrit Henri Michaux dans Émergences-Résurgences. Comme plusieurs œuvres de ce peintre-poète féru d’Orient, le Portrait des Meidosems témoigne d’une indéniable fascination pour l’Asie. À la lumière de l’esthétique et des philosophies chinoises et indiennes, nous verrons comment ce singulier récit de voyage se révèle un compte rendu d’expériences où Michaux conjugue poésie, peinture et connaissance de soi.
The Meidosems by Henri Michaux : Emergences from Within, Resurgences from the Orient
“Asia, now distant, returns to submerge me at moments… for long moments,” writes Henri Michaux in Émergences-Résurgences. Like many works of this painter-poet enthralled by the Orient, the Portrait des Meidosems testifies to an undeniable fascination for Asia. In the light of aesthetics and of Chinese and Indian philosophies, we will see how this extraordinary travel story becomes a report of experience in which Michaux mixes poetry, painting and knowledge of self.
***
Isabelle Girard
Stylistique et esthétique dans trois fragments de La mémoire de l’eau de Ying Chen (Hypothèses d’analyse sociocritique)
Depuis son arrivée au Québec en 1989, Ying Chen a publié cinq romans. Cependant, peu de critiques se sont intéressés à cette œuvre jusqu’à ce jour. Mettant en évidence plusieurs points d’ancrage significatifs pour qui s’intéresse à l’analyse sociocritique, cet article propose une relecture de son premier roman (La mémoire de l’eau, 1992). Nous observerons notamment de quelle façon la mise en texte est perméable à des bribes du discours social et historique, et par quels moyens stylistiques l’écrivaine parvient à communiquer sa propre vision du monde au lecteur.
Stylistics and Aesthetics in Three Fragments from La mémoire de l’eau by Ying Chen
Ying Chen has published five novels since her arrival in Québec in 1989, but up to now her work has attracted little attention from critics. As a result, the following article proposes a re-reading of her first novel (La mémoire de l’eau, 1992), the study of which makes it possible to highlight a number of important anchor points with a view to sociocritical analysis. We will observe, notably, how the text setting is influenced by fragments of the social and historical discourse, and by what stylistic methods the writer succeeds in conveying her world view to the reader.