n° 66 / Les écritures de la morale au XVIIe siècle

Été 2001
Numéro préparé par
Lucie DESJARDINS (Université du Québec à Montréal)
et
Éric MÉCHOULAN (Université de Montréal)

[Version numérique disponible sur Érudit]

Depuis une trentaine d’années, l’histoire du discours moral s’est renouvelée en profondeur. Pourtant, comme le notait récemment Louis Van Delft, « le comparatisme, appliqué à l’étude des moralistes classiques, demeure timoré, [et] les travaux multidisciplinaires rares ». Tels sont justement les manques que ce numéro pluridisciplinaire entend combler. Il s’agit pour nous d’examiner quelques-unes des figures de cette production du discours moral dans un esprit qui allie réflexion philosophique, contextualisation historique, et sens littéraire des écritures. On découvrira alors que ce qui fait du XVIIe un siècle de moralistes ne tient pas seulement aux chefs d’œuvre de quelques-uns, mais à un style de pensée qui court, sourdement ici, avec éclat ailleurs, et qui rejoue dans les formes diverses des lettres, du portrait, des traités, des manuels de confesseurs ou des romans les incessants aléas d’un savoir moral.


Table des matières

5. Liminaire
Lucie Desjardins et Éric Méchoulan

9. Les mémoires de l’immoralité. De la « mort d’État » à l’époque des Guerres de religion
Michel De Waele

22. Amitié et générosité dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé et Francion de Charles Sorel
Éric Méchoulan

36. Théophile agonique : le cachot du libertin, la cellule de l’écrivain
Steve Corbeil

48. Vie de scandale et écriture de l’obscène : hypothèses sur le libertinage de mœurs au XVIIe siècle
Sophie Houdard

67. La pastorale sacrée ou La réécriture galante du Cantique des Cantiques
Roxanne Roy

84. Le « vain fantosme » de soi-même ou Le portrait à l’épreuve de la morale
Lucie Desjardins

101. Résumés/Abstracts

107. Notices biobibliographiques

$8.00

N° 66, été 2001

Les écritures de la morale au XVIIe siècle

 

Michel De Waele
Les mémoires de l’immoralité. De la « mort d’État » à l’époque des Guerres de religion

Aux lendemains des guerres civiles qui l’ébranlèrent de 1562 à 1598, la France, conformément aux volontés exprimées par le pouvoir royal, chercha à oublier les événements qui l’avaient divisée pendant si longtemps. Mais certains actes particulièrement immoraux ne pouvaient que difficilement disparaître des mémoires collective et individuelle. Les historiens ont dû chercher à les expliquer, tout en les dénonçant. Leurs écrits ont ainsi contribué à la définition de la nouvelle morale qui se développa au cours du XVIIe siècle.

Memories of immorality : “La mort d’État” during the religious Wars

In the aftermath of the civil wars which raged from 1562 to 1598, France in accordance with the wishes of the Royals in power, sought to forget the events which had divided it for such a long time. But certain immoral acts remained indelibly engraved in the collective and individual memories of the people. Historians, while condemning them, strove to offer explanations. Their writings thus contributed to defining the new morality which developed during the 17th century.

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Éric Méchoulan
Amitié et générosité dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé et Francion de Charles Sorel

Au XVIIe siècle, l’amitié forme, avant toute chose, un lien social et politique qui se voit réinvesti, au sortir des Guerres de religion, dans une recomposition de la morale quotidienne. Mais cette image harmonieuse de l’amitié est aussi une production fantasmatique du social qui a aussi ses implications tyranniques et ses dangers politiques. L’article examine les différentes manifestations de l’amitié dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé et dans le Francion de Charles Sorel.

Friendship and generosity in L’Astrée by Honoré d’Urfé and Francion by Charles Sorel

In the 17th century, friendship cemented above all social and political ties, which, after the religious Wars, became part and parcel of the daily moral fabric. But this harmonious image of friendship is a social construct and a fantasy with tyrannical implications and political dangers. This article examines the different manifestations of friendship in L’Astrée by Honoré d’Urfé and Francion by Charles Sorel.

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Steve Corbeil
Théophile agonique : le cachot du libertin, la cellule de l’écrivain

La question de la morale est ici posée par le biais d’une réflexion sur la construction d’une image de soi dans le discours, bref d’un ethos : l’ethos de Théophile, le libertin en prison, mais aussi celui de Garasse, le jésuite écrivain. À partir du Theophilus in carcere, il s’agit d’examiner la légitimité problématique du poète libertin et de mieux saisir les enjeux de la constitution d’un ordre littéraire en relation avec le pouvoir ecclésiastique. Cette question suppose à la fois l’affirmation d’une poétique « moderne », où le « je » est omniprésent, et une méfiance toute chrétienne envers la possibilité pour un homme de jouer avec son image. Les ruines de soi ne peuvent alors que s’écrouler devant la solidité de la prison, symbole d’un pouvoir absolu, si bien que la seule posture valable pour comprendre et juger les hommes se situe en dehors de toute sphère sociale. À l’aube de la constitution d’une littérature, la prise de position de Théophile, même si elle répond principalement à un besoin apologétique, influencera la conception du littéraire et déterminera une figure légendaire de l’écrivain.

Theophilus agonistic : the confinement of the libertine, the cell of the writer

A moral issue stems from a reflection on the construction of self-image in discourse, in brief, of an ethos, the ethos of Théophile, the incarcerated libertine, but also that of Garasse, the young Jesuit writer. Theophilus in carcere provides the framework for examining the problematic legitimacy of the libertine poet, and for understanding the challenges involved in creating a literary order related to ecclesiastic power. This issue requires the assertion of “modern” poetics characterized by the omnipresent “I” as well as the typical Christian mistrust regarding man’s ability to tamper with his image. Behind solid prison walls, symbols of absolute power, self-ruin is ineluctable, so much so that the only vantage point for understanding and judging men extends beyond social spheres. As literature begins to emerge, although Théophile’s position corresponds primarily to an apologetic need, it influences literary conception and presents a legendary image of the writer.

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Sophie Houdard
Vie de scandale et écriture de l’obscène : hypothèses sur le libertinage de moeurs au XVIIe siècle

La répartition désormais célèbre entre un libertinage de mœurs et un libertinage érudit a eu finalement tendance à répéter la distinction même que le XVIIe siècle n’a eu de cesse de clamer pour protéger l’exercice d’une philosophie libertine des risques que la radicalité d’une morale anti-chrétienne faisait courir à ceux qui la professaient. En confrontant des textes d’apologètes, des épisodes scandaleux rapportés sur les libertins de mœurs avec leur production écrite, il s’agira, d’une part, de permettre de sortir ces textes et leur auteur d’un double Enfer : l’insignifiance critique et l’inexistence de fantômes de papier. De l’autre, il s’agira de montrer que « c’est sur le terrain de la pratique et des mœurs, à commencer bien sûr par les mœurs sexuelles, que la vie philosophique s’oppose de la manière la plus nette et la plus brutale à la vie chrétienne » (Jean-Pierre Cavaillé). Qu’il existe un style commun aux écrits et aux comportements et que ce style engage une culture morale et philosophique commune à un groupe d’individus que l’on appelle libertins et qui l’identifient et se reconnaissent à travers lui, c’est ce que voudrait montrer cette contribution à l’étude des morales dissidentes au XVIIe siècle.

Scandalous life, obscene writings : hypotheses about 17th century moral licentiousness

The now famous distinction between moral and erudite licentiousness tended to repeat itself even while the 17th century never ceased clamouring for the protection of libertine philosophy against radical anti-Christian morals. A comparison of texts by apologists and scandalous episodes about moral libertines with the written accounts of the libertines themselves makes it possible, on the one hand, to deliver these texts and their authors from a two-edged inferno : critical insignificance and the non-existence of paper ghosts. On the other hand, the intent is to show that “in terms of everyday life and mores, particularly sexual mores, philosophical life differs clearly and radically from Christian life” (Jean-Pierre Cavaillé). The contribution of this study on 17th century moral dissidents is to demonstrate that there exists a commonality in writing style and behaviour and that this style involves moral and philosophical cultures typical of a group of individuals referred to as libertines, identified by this style, and who recognize themselves through it.

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Roxanne Roy
La pastorale sacrée ou La réécriture galante du Cantique des Cantiques

Les écrits théologiques de l’abbé Charles Cotin, méconnus pour la plupart et négligés par la critique, sont pourtant importants puisque ce dernier débat des grandes notions qui sont au cœur même des enjeux littéraires du XVIIe siècle (traduction, imitation, invention). Cette étude s’attache à l’un de ses principaux textes, La pastorale sacrée, ou Paraphrase du Cantique des Cantiques selon la lettre (1662). Il s’agit de voir comment Cotin place cette traduction à mi-chemin entre les lettres profanes et les lettres sacrées en transposant le Cantique à la cour et en le présentant comme le modèle de la galanterie. Désormais, ce poème ne s’adresse plus au docteur en théologie, mais bien à l’homme du monde. C’est ce déplacement du débat théologique vers des pratiques curiales qu’il s’agit de mettre à jour en insistant sur l’originalité, mais parfois aussi le conformisme, du projet de Cotin.

The sacred pastoral or The gallant rewording of the Song of Songs

Most of them unknown and ignored by critics, the theological writings of Abbot Charles Cotin are nevertheless of significance since he discusses important notions at the very heart of 17th century literary debate (translation, imitation, invention). Based on one of his major writings, La pastorale sacrée, ou Paraphrase du Cantique des Cantiques selon la lettre (1662), this article aims to demonstrate how Cotin places this translation halfway between the profane and the sacred by transposing the hymn to the court and presenting it as the model for gallantry. From then on, the poem is no longer intended for the doctor of theology but for the “honnête homme.” Light is thrown on this debate in the context of curial practice, focusing on its originality but, to some extent, on its conformism.

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Lucie Desjardins
Le « vain fantosme » de soi-même ou Le portrait à l’épreuve de la morale

Longtemps considéré comme un genre inférieur parce que d’abord utilitaire, à la différence du genre noble qu’est la peinture d’histoire, le portrait suscite, au XVIIe siècle, un engouement de plus en plus marqué chez un public de clients et d’amateurs. Il apparaît dès lors comme le seul genre de la peinture dont la finalité pratique soit bien déterminée : évoquer quelqu’un (le modèle) pour que l’on puisse le reconnaître. Cette question de la ressemblance roule pourtant sur une série de topoi. Le portrait par excellence serait l’image qu’on rencontre quand on se regarde dans un miroir, accomplissant en cela l’idéal d’une parfaite mimésis. Mais lorsque soumis aux exigences d’un modèle tyrannique dont le paraître est la seule préoccupation et qui aspire à une survie, voire à une éternité, le portrait devient alors illégitime et mensonger, signe d’une vanité triomphante. Il s’agit alors d’examiner les enjeux moraux que pose la question de la représentation de soi à partir de la lecture des Essais de morale de Pierre Nicole et de la Correspondance de Jean-Joseph Surin.

The “vain fantosme” of the self or Morality and the portrait of the self

In the 17th century, the portrait, long considered an inferior genre primarily because of its utilitarian nature unlike its nobler counterpart—history painting—, attracted growing attention from clients and amateurs alike. It seemed to be the sole type of painting with a definite practical purpose : the representation of a person (the model) in a recognizable form. This resemblance involves a series of topoi. The portrait par excellence would be the image reflected in the mirror, a pictorial idealization, the perfect mimesis. When it is bound by the criteria of a tyrannical model which places emphasis on appearance and eternal survival, the portrait then becomes illegitimate and misleading, exemplifying triumphant vanity. Pierre Nicole’s Essais de morale and Jean-Joseph Surin’s Correspondance provide a framework for examining the moral challenges posed by the representation of self.