N° 77, hiver 2005
Masques et figures du sujet féminin aux XVIe et XVIIe siècles
Susan Broomhall et Colette H. Winn
La représentation de soi dans les mémoires féminins du début de l’époque moderne
Cet article examine la manière dont l’identité féminine s’est construite au début de l’ère moderne, la place que tient l’identité collective dans la définition de soi ainsi que les techniques utilisées dans la représentation de soi. On s’y intéresse notamment à des textes appartenant à différents genres à vocation autobiographique (mémoires, testaments) et que nous ont laissés deux femmes, Charlotte Arbaleste et Renée Burlamacchi, qui sont nées toutes deux dans des familles protestantes.
Self-representation in women’s memoirs in early modern times
This essay explores how two early modern Huguenot women, Charlotte Arbaleste and Renée Burlamacchi, developed representations of themselves in two different autobiographical moments. Both Arbaleste and Burlamacchi left documentation of their lives in family mémoirs and testaments. By exploring how these women pursued self-representation in these texts, this essay examines the ways in which early modern women’s identity was constructed, the role of collective identities in defining the self, as well as the development and techniques of self-representation in different documentary forms.
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Éliane Viennot
Parler de soi : parler à l’autre. Marguerite de Valois face à ses interlocuteurs
La mue identitaire que Marguerite de Valois entame au moment où son époux, devenu Henri IV, lui propose de divorcer, paraît avoir eu pour autre cause la rédaction de ses Mémoires, qui est exactement contemporaine de la procédure d’annulation (1593-1599). Si le « je » qu’elle y met en avant ne sait alors se définir que négativement, il est possible de repérer, dans cette œuvre comme dans les autres, les principales figures auxquelles elle s’identifiait, tout comme celles qu’au contraire elle repoussait. Le recours à l’ensemble de ses écrits, notamment la correspondance, permet ainsi de mesurer la part de construction de ces postures et de mieux cerner les choix effectués dans la mise en scène de son œuvre majeure.
Speaking about oneself : speaking to the other. Marguerite de Valois facing her interlocutors
The identity transformation that Marguerite de Valois began at the moment her husband, the newly crowned Henri IV, proposed divorce, had another cause as well — the writing of her Memoirs, which coincided exactly with the annulment procedure (1593-1599). Although the “I” she puts forward could only, at this time, define itself in negative terms, it is possible to pinpoint, in this work as in others, the main figures with whom she identified, as well as those she rejected. Recourse to her writings as a whole, and to the correspondence in particular, therefore makes it possible to assess the role played by the construction of these positions and to better highlight the choices she made in producing her major work.
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Sylvie Gourde Écriture contre parole. Marie de Gournay et son autodéfense dans Apologie pour celle qui escrit
L’Apologie pour celle qui escrit, de Marie de Gournay, est un plaidoyer pro domo qui propose au lecteur l’image d’une figure féminine singulière, image qui a été victime de la calomnie et qu’elle s’applique à restaurer. Cet article entend éclairer les enjeux éthiques de ce texte autoréférentiel en examinant, d’une part, le titre de l’ouvrage, qui annonce la défense d’une activité, celle de l’écriture, et, d’autre part, ce projet d’écriture lui-même, qui sert à la défense de l’auteure et qu’elle oppose à la parole calomniatrice de ses détracteurs. Un jeu d’opposition se dessine dès lors entre oralité et écriture, et participera à la construction de la persona qui traverse toute l’œuvre de Gournay.
Writing versus speech. Marie de Gournay and her self-defence in Apologie pour celle qui escrit
Marie de Gournay’s Apologie pour celle qui escrit [An Apology for the Woman Who Writes] is a pro domo plea that presents readers with a singular female character, a victim of slander whose image the author strives to restore. This article aims to shed light on the ethical issues of this self-referential text by examining, on one hand, the title of the work, which announces the defence of an activity — writing — and on the other, the writing project itself, which is part of the author’s defence and which she uses to counter the slanderous words of her detractors. A game of contrasts is then set up between the spoken and the written word, and this helps construct the persona that is found throughout Gornay’s work.
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Claude La Charité L’ethos pathétique de Marguerite d’Auge dans Les pitoyables et funestes regrets (1600)
Les pitoyables et funestes regrets de Marguerite d’Auge (1600), sorte d’hybride textuel à mi-chemin entre le canard sanglant et l’histoire tragique, est emblématique de la manière dont la littérature, prenant acte à la fois de l’accès des femmes à la culture et à l’écriture et de la redécouverte de la Poétique d’Aristote, repense les modalités de construction du personnage féminin. La spécificité de ce court texte tient à ce que la narration à la première personne est entièrement confiée au personnage éponyme, Marguerite d’Auge. À la différence des canards sanglants et des histoires tragiques de l’époque où la femme adultère ne prend la parole que pour avouer son crime, Marguerite d’Auge cumule toutes les fonctions, de simple repentante avouant son crime jusqu’à directrice de conscience, exhortant son amant à la fermeté devant l’imminence de l’exécution publique. Or, toute la tradition rhétorique rendait théoriquement impossible une telle posture, en raison de l’ethos de la femme adultère. En réalité, si Les pitoyables et funestes regrets ressortit sans doute bel et bien à l’histoire tragique, ce n’est pas tant au sens courant et banal d’histoire au dénouement funeste et sanglant, mais dans un sens strictement aristotélicien en tant qu’avatar de la tragédie pathétique, avec ce que cela implique comme construction du caractère en fonction de l’action. De ce point de vue, l’aristotélisme poétique apparaît comme une solution à l’aporie du vir bonus dicendi peritus de la tradition romaine (c’est-à-dire un ethos fondé sur une donnée externe au discours), en offrant l’alternative d’un ethos neutre, pure construction textuelle, où les personnages féminins se trouvent sur le même pied que leurs homologues masculins.
The pathetic ethos of Marguerite d’Auge in Les pitoyables et funestes regrets (1600)
Les pitoyables et funestes regrets de Marguerite d’Auge [The Pitiful and Grievous Regrets of Marguerite d’Auge] (1600), a kind of textual hybrid that is half canard sanglant and half tragic tale, is emblematic of the way in which literature, taking into account both women’s access to culture and writing and the rediscovery of Aristotle’s Poetics, rethinks the modalities of the construction of the female character. The particular nature of this short text stems from its first-person narration, entrusted entirely to the eponymous figure of Marguerite d’Auge. Unlike the canards sanglants and tragic tales of an era when the adulterous woman spoke only to confess her crime, Marguerite d’Auge acts simultaneously as a simple penitent confessing her crime and as a director of conscience, urging her lover to stand firm in the face of impending public execution. Now, a position of this kind was theoretically impossible in the rhetorical tradition as a whole, owing to the ethos of the adulterous woman. In reality, if Les pitoyables et funestes regrets may well and truly be considered a tragic tale, it is not so much in the current and banal sense of a tale that ends in blood and disaster, but in the strictly Aristotelian sense of an avatar of the pathetic tragedy, with all this implies regarding the construction of character based on action. From this point of view, poetic Aristotelianism appears as a solution to the aporia of the vir bonus dicendi peritus of Roman tradition (that is, an ethos founded on a fact independent of speech) in that it offers the alternative of a neutral ethos, a purely textual construction where the female characters find themselves on an equal footing with their male counterparts.
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Jean-Philippe Beaulieu
Lorsque de simples femmes se mêlent des affaires de l’État… Le jeu des personae féminines dans deux pamphlets du XVIIe siècle
Parmi les nombreux écrits polémiques publiés au cours de la première moitié du XVIIe siècle, quelques-uns font appel à une persona féminine fictive, qui assume la responsabilité du discours politique que le pamphlet cherche à diffuser. Ainsi la Responce de Dame Friquette Bohëmienne (1615) et les Admirables sentiments d’une fille Villageoise (1649) reposent-ils sur l’ethos d’une femme de condition modeste, attentive aux événements de son époque et investie d’une mission tout à fait étrangère à sa condition sociale : convaincre un personnage en vue de l’amener à modifier son action politique au nom du bien de l’État. En dépit de leurs différences de tonalité et de visée délibérative, ces deux textes font entendre la voix d’une simple femme dotée d’une forme de « clairvoyance » politique, même si sa compétence en matière d’affaires publiques est censément fort douteuse. À travers le caractère paradoxal d’une telle prise de parole se révèlent certaines des postures énonciatives qui sont attribuables aux femmes en cette époque de modernité naissante.
When simple women meddle in the affairs of State… The role of female personae in two pamphlets from the seventeenth century
Among the numerous polemical published during the first half of the seventeenth century, a few call upon a fictional female persona, who assumes responsibility for the political discourse the pamphlet seeks to disseminate. Accordingly, the Responce de Dame Friquette Bohëmienne [The Response of Dame Friquette Bohemian] (1615) and the Admirables sentiments d’une fille Villageoise [The Admirables Sentiments of a Village Girl] (1649) are based on the ethos of a woman of modest status, attentive to the events of her time and invested with a mission quite foreign to her social rank — convincing a character to modify his political action on behalf of the good of the State. Despite their differences in tone and deliberative aim, these two texts give voice to an unsophisticated woman gifted with political “clairvoyance”, even if her competence in matters of public affairs is supposedly highly doubtful. The paradoxical nature of such an expressed opinion reveals certain enunciable positions that may be attributed to women during that period of burgeoning modernity.
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Diane Desrosiers-Bonin
Le masque du Rieur de la cour de Suzanne de Nervèze
Les premières années de la Fronde ont donné lieu à une floraison d’écrits polémiques ; « il n’est pas mesme jusque des femmes qui ne s’en meslent », remarque avec mépris le bibliothécaire du cardinal Mazarin, Gabriel Naudé. Au nombre de ces libellistes féminins, figure Suzanne de Nervèze dont le Rieur de la cour paraît en 1649. Dans ce petit ouvrage, elle met en place un certain nombre de stratégies textuelles pour légitimer sa prise de parole publique et critique. Portant le masque du Rieur, ce « Démocrite nouveau », elle dénoncera tous les visages de l’hypocrisie courtisane. Cependant, par delà cette leçon morale, c’est le statu quo d’un ordre social et politique en crise qu’elle cherchera finalement à conserver.
The mask of the Rieur de la cour by Suzanne de Nervèze
The early years of the Fronde produced a flowering of polemical writings : “il n’est pas mesme jusque des femmes qui ne s’en meslent” [even women are getting involved], Cardinal Mazarin’s librarian, Gabriel Naudé, noted with disdain. Among these female lampoonists was Suzanne de Nervèze, whose Le Rieur de la cour [The Court Jester] was published in 1649. In this brief work, the author adopts a number of textual strategies to legitimize her public and critical expression of opinion. Wearing the mask of the Jester, this “new Democritus”, she goes on to denounce all the expressions of court hypocrisy. Beyond this lesson in ethics, however, what she ultimately seeks to preserve is the status quo of a social and political order in crisis.
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Lucie Desjardins
Entre sincérité et artifice. La mise en scène de soi dans le portrait mondain
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le portrait mondain devient un véritable divertissement de société. Or on retrouve, dans les recueils de portraits publiés dans l’entourage de Mademoiselle de Montpensier, non seulement une majorité de modèles féminins, mais encore plusieurs femmes portraitistes qui s’appliquent à décrire tantôt leurs propres qualités, tantôt celles des autres. Cet article propose d’examiner la mise en place d’un ethos féminin à partir d’exemples tirés des Divers portraits, recueil publié en 1659. On verra de quelle façon cet ethos repose sur différentes stratégies rhétoriques qui contribuent à donner une voix, voire une légitimité, aux femmes portraitistes en particularisant la mise en scène de soi, tout en apportant une solution aux problèmes éthiques posés par l’art du portrait.
Between sincerity and artifice. Self-portrayal in the society portrait
In the second half of the seventeenth century, the society portrait became a veritable upper-class hobby. Now, in the collections of portraits published in the entourage of Mademoiselle de Montpensier, we find not only a majority of female models, but a number of female portrait painters as well who focused on describing sometimes their own qualities, and sometimes the qualities of others. The present article examines the establishment of a feminine ethos based on examples taken from Divers portraits [Various Portraits], a collection published in 1659. It will be shown in what way this ethos relied on various rhetorical strategies that helped give a voice, even a legitimacy, to female portrait painters by particularizing self-portrayal, while offering at the same time a solution to the ethical problems posed by the art of portraiture.