N° 76, automne 2005
Figures de l’étrangeté. Proust, Musil, Pessoa, Cixous, Houellebecq
Nicole Deschamps
L’auteur en lecteur de soi-même
Chef-d’œuvre de condensation, la scène typiquement proustienne de la lecture du Figaro est ici considérée comme un récit de rêve. Son apparente étrangeté ne fait que souligner sa cohérence avec l’ensemble de l’œuvre de Proust, qui en devient le contenu latent. Déjà présente dans le Contre Sainte-Beuve, cette scène d’À la recherche du temps perdu occupe une place importante dans les avant-textes de l’ouverture. Elle a souvent été réécrite avant d’être tardivement enchâssée dans Albertine disparue, cette partie instable de son roman que Proust avait rayée juste avant sa mort, peut-être avec l’intention d’autres remaniements. Cette proximité du texte avec ses origines et son inachèvement fait écho à l’expérience de l’auteur en rêveur éveillé, soumis à la pulsion de mort ainsi qu’à la récapitulation de sa vie jusqu’en ses racines les plus lointaines. Lecteur de lui-même, le héros y réaffirme son identité d’écrivain en même temps qu’il sonde les facettes mystérieuses de son être. Chez Proust, l’exploration de la réalité passe par le rêve, à la fois révélateur de l’inconscient et moteur de la création.
The Author as Self-Reader
A masterpiece of condensation, the reading of the Figaro — a typically Proustian scene — is viewed here as a dream narrative. Its apparent strangeness merely serves to underscore its coherence with Proust’s work as a whole, which becomes its latent content. Already present in Against Sainte-Beuve, this scene from In Search of Lost Time occupies an important place in foretexts to the work. It was rewritten many times before being belatedly inserted into Albertine Gone, that unstable part of the novel that Proust removed shortly before his death, perhaps with the intention of making further changes. The text’s incompletion and closeness to its origins echo the author’s experience as a daydreamer, subject to both the death instinct and the recapitulation of his life from his very deepest roots. A self-reader, the hero affirms here his identity as a writer, while probing the mysterious facets of his being. In Proust, reality is explored through the dream, which at once reveals the unconscious and serves as the engine of creation.
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Jean-François Vallée
L’étrangeté sans qualités : le cas de Robert Musil
La notion centrale d’« absence de qualités » (Eigenschaftlosigkeit) dans le grand roman inachevé de Robert Musil permet de mettre en relief trois modalités différentes d’appréhension du sentiment d’étrangeté (Fremdheit) chez l’auteur de L’homme sans qualités. La première modalité se rattache au regard « scientifique » ou « ratioïde » qui domine la perspective ironique du héros Ulrich dans la première partie du roman. La seconde permet, quant à elle, de tracer les contours de la sphère « non ratioïde » de la « mystique diurne » explorée par Ulrich et sa sœur Agathe dans leur quête de l’utopie de l’Autre État qui constitue le fondement du deuxième volume. Cependant, au-delà de ces deux territoires bien arpentés par la critique musilienne, on peut identifier — du moins si l’on observe attentivement les derniers textes rédigés ou retravaillés par Musil — l’émergence d’une troisième modalité d’appréhension de l’étrangeté à soi et au monde.
Strangeness without Qualities : the Case of Robert Musil
The central notion of “absence of qualities” (Eigenschaftlosigkeit) in Robert Musil’s great unfinished novel makes it possible to highlight three different modes of apprehending the sense of estrangement (Fremdheit) in the author of The Man without Qualities. The first involves the “scientific” or “ratioid” vision that dominates the hero Ulrich’s ironic viewpoint in the first part of the novel. The second allows us to trace the contours of the “non-ratioid” sphere of the “diurnal mystique” explored by Ulrich and his sister Agathe in their quest for the utopia of the Other State, which forms the basis of the second volume. However, in addition to these two areas much studied by Musilian critics and scholars, it is possible to identify — at least by examining the last texts Musil wrote or re-wrote — the emergence of a third mode of apprehending self-estrangement and estrangement from the world.
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Frédéric Rondeau
De la révolution en fiction : Le banquier anarchiste de Fernando Pessoa
En prenant pour objet Le banquier anarchiste, nouvelle où Fernando Pessoa s’interroge sur l’échec de la logique à expliquer la réalité, cet article propose de mettre en évidence les deux conceptions distinctes de l’anarchie qui y sont à l’œuvre : la doctrine politique de l’anarchisme, mais aussi et surtout une forme d’« anarchie esthétique ». Cette dernière, qui s’inspire de la première (ou serait-ce l’inverse ?), se signale par le questionnement de l’ordre établi et la remise en cause des conventions littéraires et sociales, mais surtout par une conception de l’individualité qui ne repose pas sur un rapport à l’ (A)utre. Mise en parallèle avec certains essais d’Oscar Wilde et la théorie anarchiste de Max Stirner, cette lecture du Banquier cherche à tisser des liens étroits avec l’œuvre entière de Pessoa. Le sentiment d’étrangeté au monde, qui procède notamment de la conscience de l’iniquité et de l’injustice, s’y présente paradoxalement comme étant, à la fois, source de la révolte et seul monde possible pour chacun.
On the Revolution in Fiction : Fernando Pessoa’s The Anarchist Banker
By examining The Anarchist Banker, a short story in which Fernando Pessoa investigates logic’s failure to explain reality, this article aims to highlight the two distinct conceptions of anarchy underlying the story — the political doctrine of anarchism and, more particularly, a form of “aesthetic anarchy”. The latter, which is inspired by the first (or would it be the opposite ?), is demonstrated in the questioning of the established order and the challenge to literary and social conventions ; it is also apparent in a conception of individuality not based on relationship to the Other. Considered alongside some of Oscar Wilde’s essays and the anarchist theory of Max Stirner, this reading of the Banker attempts to establish tight links with Pessoa’s work as a whole. The sense of estrangement from the world that notably results from an awareness of iniquity and injustice, is presented here as a paradox, since it is a source of rebellion and, at the same time, the only possible world for each individual.
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Isabelle Décarie
Une scénographie onirique : Les rêveries de la femme sauvage d’Hélène Cixous
Hélène Cixous, dans son récit intitulé Les rêveries de la femme sauvage, emprunte à la psychanalyse le phantasme des origines et la scène primitive (rêvée, imaginée, inventée) afin de reformuler les souvenirs douloureux de son enfance passée en Algérie. Cette lecture se penche sur les stratégies d’écriture qui composent une scénographie onirique, laquelle se manifeste à travers plusieurs scènes marquantes qui tournent autour de l’identité sexuelle de la narratrice. La résistance au récit, l’oubli, l’aveuglement devant le passé sont autant de motifs qui sont analysés ici afin de mettre au jour une poétique de la confession où l’écriture, loin d’être réparatrice, est envisagée comme une rêverie, seule voie possible pour énoncer les trahisons de l’enfance.
A dreamscape : Les rêveries de la femme sauvage by Hélène Cixous
In her narrative entitled Les rêveries de la femme sauvage (Daydreams of the Wild Woman), Hélène Cixous borrows from psychoanalysis the fantasy of origins and the primal scene (dreamed, imagined, invented) to reformulate the painful memories of her childhood in Algeria. This reading focuses on the writing strategies used to create a dreamscape, emphasized by several striking scenes centred on the narrator’s sexual identity. Resistance to the narrative, loss of memory and denial in the face of the past are sub-themes analyzed to reveal a poetics of confession in which writing, far from being a healing force, is viewed as a daydream, and the only possible way of expressing the betrayals of childhood.
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Martin Robitaille
Houellebecq, ou l’extension d’un monde étrange
Extension du domaine de la lutte met en scène un narrateur anti-héros qui sombre graduellement dans la dépression. Le monde qu’il habite lui paraît alors de plus en plus étrange. Dans une lutte à finir avec le genre humain, le protagoniste tentera de convaincre un collègue de travail de commettre un meurtre, avant de retourner cette violence contre lui-même et de se retrouver en institution psychiatrique. Cet article propose de revoir la notion d’étrangeté à la lumière de la position qu’occupe ce narrateur, soit celle d’un observateur-ethnologue qui, malgré son état dépressif, conserve cette sorte d’hyperacuité du regard et de l’analyse qui lui permet d’appréhender le monde autrement, en dégageant à la fois une théorie du libéralisme économique et sexuel, et une vision poétique de la réalité basée sur l’expérience de l’étrangeté — comme si la dépression ouvrait un autre espace de conscience, affligeant mais cristallin, sombre et pourtant salvateur.
Houellebecq, or the Extension of a Strange World
Extension du domaine de la lutte (translated as Whatever) presents an anti-hero narrator who gradually falls into a depression, and comes to view the world he inhabits as increasingly strange. In a struggle to the finish with the human species, the protagonist tries to convince a colleague at work to commit murder before turning this violence against himself and ending up in a psychiatric institution. This article proposes to review the notion of estrangement in light of the narrator’s position, that of an observer-ethnologist who, despite his depressive state of mind, maintains the kind of hyper-acute vision and capacity for analysis that allows him to apprehend the world differently, while elucidating both a theory of economic and sexual liberalism and a poetic vision of reality informed by the experience of estrangement, as if depression opened the way to another field of consciousness, upsetting but crystal-clear, dark, yet salutary.
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Frédérique Arroyas and Stephen Henighan
Multiculturalisme ou discours néocolonial dans Québécité de George Elliott Clarke
La volonté de définir l’identité canadienne selon les critères du multiculturalisme engage les intellectuels canadiens-anglais à exclure de leurs conceptions la vision d’un Québec qui conçoit son histoire en termes postcoloniaux. Un opéra-jazz écrit par l’un des porte-parole du multiculturalisme canadien, George Elliott Clarke, présente une vision de l’avenir qui se veut plus « tolérante » envers le Québec. Même si le librettiste affirme qu’il ne s’agit que d’une simple histoire d’amour, les auteurs font ressortir ce qui, dans le texte de Québécité, relève pourtant d’une idéologie néocoloniale et patriarcale.
Multiculturalism or Neo-colonial Discourse in George Elliott Clarke’s Québécité
The will to define Canadian identity in terms of multiculturalism motivates English Canadian intellectuals to rule out the vision of a Quebec that conceives its history in post-colonial terms. A jazz opera written by one of the spokespersons of Canadian multiculturalism, George Elliott Clarke, presents a vision of the future meant to be more “tolerant” of Quebec. According to the librettist, the theme is a simple love story ; the authors, however, highlight elements in the text of Québécité that reveal a neo-colonial and patriarchal ideology.