n° 84 / Postures et impostures de l’individualisme humaniste

Été 2007
Numéro préparé par
Luc Vaillancourt
Université du Québec à Chicoutimi

[Version numérique disponible sur Érudit]

La réflexivité individuelle est une « propriété émergente » du discours littéraire et s’affirme de manière progressive depuis la Renaissance. Et ce n’est pas parce que la subjectivité ne se trouve pas là où on l’attend d’ordinaire qu’il faut nécessairement conclure à son inexistence. Peut-être nous faut-il chercher ailleurs et conduire nos fouilles archéologiques autrement. Si la lettre familière est perçue aujourd’hui comme un genre où le « moi » trouve à s’exprimer spontanément et sans contraintes, le truisme mérite cependant d’être interrogé en ce qui a trait à la pratique épistolaire humaniste. Le genre familier et ses avatars, du dialogue à l’essai, en passant par les Mémoires et autres écrits à caractère intime tels que les Vitae, confessions ou les livres de famille, s’imposent à notre réflexion comme les lieux les plus propices à l’expression subjective sous prétexte qu’ils comportent souvent une composante autobiographique ou, à tout le moins, une instance énonciative qui invite, explicitement ou non, son assimilation à la personne de l’auteur.


Table des matières

5. Liminaire
Luc Vaillancourt

11. Marguerite de Navarre et la lettre de confession
Claude La Charité

31. Lettre de femme, voix d’homme ? Jeux identitaires et effets de travestissement dans la treizième épître familière d’Hélisenne de Crenne
Jean-Philippe Beaulieu

49. Le Premier livre de Gaspar de Saillans : correspondance familière, livre de famille ou bréviaire ?
Luc Vaillancourt

63. Pour une philosophie « illustre ». L’honnesteté cardinale des Essais de Montaigne
Mawy Bouchard

Hors dossier

89. De l’humour noir au rire jaune : les mécanismes textuels de l’ironie chez Marie-Claire Blais et Rosa Liksom
Katri Suhonen

111. Abstracts

115. Notices biobibliographiques

N° 84, été 2007

Postures et impostures de l’individualisme humaniste

 

Claude La Charité
Marguerite de Navarre et la lettre de confession

Marguerite de Navarre, à l’époque où elle n’est encore que duchesse d’Alençon, a entretenu une correspondance nourrie et suivie, de 1521 à 1524, avec son confesseur de l’époque, Guillaume Briçonnet. Cet article étudie la persona de l’épistolière dans cet échange de lettres où, contre toute attente, puisqu’à la même époque Érasme théorise pour la première fois le genre de la lettre familière dans son De conscribendis epistolis(1522), on ne trouve rien de proprement subjectif au sens moderne du terme. En réalité, ces lettres de confession se situent aux antipodes de ce qu’un certain anticléricalisme aimerait imaginer comme étant les secrets inavouables du confessionnal. En fait, conformément à la philosophie augustinienne dont elle est fortement imprégnée, la future reine de Navarre cherche plutôt à abolir sa propre subjectivité dans la volonté divine. La correspondance avec Guillaume Briçonnet se place tout entière dans le sillage de l’autobiographie augustinienne, dont la visée ne serait pas tant la déclinaison du « moi » qu’un effort tendu vers sa pure et simple négation, voire sa dissolution dans un « je » universel, celui des psaumes bibliques.

Marguerite de Navarre and the letter of confession

Marguerite de Navarre, during the time she was still Marguerite d’Angoulême, carried on an extensive, continuous correspondence, from 1521 to 1524 with her then confessor, Guillaume Briçonnet. This article studies the letter writer’s persona in this exchange of letters where—against all expectations and despite the fact that Erasmus was theorizing concurrently and for the first time about the familiar letter genre in his De conscribendis epistolis (1522)—we find nothing specifically subjective in the modern sense of the term. Actually, these letters of confession are the polar opposite of what a certain nticlericalism would like to imagine are the shameful secrets of the confessional. Indeed, in keeping with the Augustinian philosophy that strongly informed her thought, the future queen of Navarre sought, instead, to abolish her subjectivity in the divine will. The entire correspondence with Guillaume Briçonnet follows in the wake of Augustinian autobiography, which aimed not so much to decline the “me” as to aspire to its pure and simple negation—even dissolution—in the universal “I” of the Biblical psalms.

***

Jean-Philippe Beaulieu
Lettre de femme, voix d’homme ? Jeux identitaires et effets de travestissement dans la treizième épître familière d’Hélisenne de Crenne

La dernière des treize lettres familières qui forment le premier volet des Epistres familieres et invectives (1539) reste à ce jour la missive la plus difficile à interpréter du recueil d’Hélisenne de Crenne. Son caractère cryptique, la voix masculine qu’y fait entendre l’épistolière et la présence d’allusions amoureuses assurent un caractère singulier à ce texte dont le fonctionnement peut se comprendre — c’est l’hypothèse que propose cet article — comme le résultat d’un travestissement identitaire (une femme s’y exprime à la manière d’un homme), doublé d’un travestissement générique (la lettre familière cache une lettre d’amour). L’expression directe du désir amoureux ne semble possible, dans le recueil, que par ce jeu de travestissements où la rhétorique masque et dévoile tout à la fois, en établissant entre épistolière et destinataire une familiarité affective dont l’existencene peut être révélée au lecteur que sur le mode du simulacre.

Woman’s letter, man’s voice ? Identity games and the effects of misrepresentation in the thirteenth familiar letter of Hélisenne de Crenne

The last of the thirteen familiar letters forming the first section of the Familiar and invective letters (1539) of Hélisenne de Crenne remains to this day the collection’s most difficult letter to interpret. Its cryptic nature, the masculine voice evoked by the writer and the presence of allusions to love explain the singular character of this text, which may be construed—in keeping with the theory of this article—as the result of a misrepresentation of identity (a woman expresses herself in the manner of a man) coupled with a misrepresentation of genre (the familiar letter conceals a love letter). The direct expression of sexual desire seems possible, in the collection, only through the use of this identity game, where rhetoric masks and reveals everything at once by establishing an emotional familiarity between the letter’s writer and recipient, the existence of which can be revealed to the reader only by means of pretence.

***

Luc Vaillancourt
Le Premier livre de Gaspar de Saillans : correspondance familière, livre de famille ou bréviaire ?

Le statut générique du Premier livre de Gaspar de Saillans est problématique. Il s’agit à première vue d’une correspondance familière, assortie d’une narration détaillée des circonstances entourant le mariage de l’auteur et intégrant les missives échangées avec la famille pour l’occasion. La publication de ces lettres trouverait sa justification dans la volonté de laisser aux membres de la famille un ouvrage commémoratif, mais l’ajout d’un long Discours de l’Auteur donnant les moyens de maintenir paix et concorde en mariage invite à classer l’œuvre dans la catégorie des livres de dévotion ou du bréviaire à prétention morale. La présente étude se propose de résoudre les contradictions apparentes dans la finalité annoncée de l’œuvre en examinant les différentes étapes de son élaboration en regard des codes et usages de la rhétorique épistolaire de l’époque.

Gaspar de Saillans’ Premier livre : familiar correspondence, family book or breviary ?

The generic status of Gaspar de Saillans’ Premier livre is problematic. At first glance, it appears to be a familiar correspondence, together with a detailed narration of the circumstances surrounding the author’s marriage and integrating the missives exchanged with the family for the occasion. The justification for publishing these letters would be the desire to leave family members a commemorative work, but the addition of a long Discours de l’Auteur donnant les moyens de maintenir paix et concorde en mariage (Discourse by the author offering the means to maintain peace and harmony in marriage) invites one to categorize the work as a book of devotion or a breviary offeringn moral instruction. The study in hand proposes to resolve the contradictions apparent in the stated purpose of the work by examining the different stages of its development with regard to the codes and usages of contemporary epistolary rhetoric.

***

Mawy Bouchard
Pour une philosophie « illustre ». L’honnesteté cardinale des Essais de Montaigne

Dans le présent article, l’auteure s’interroge sur la stratégie rhétorique à l’œuvre dans lesEssais, une stratégie que l’histoire littéraire passe souvent sous silence, tant cette idée selon laquelle Montaigne chercherait à valider son identité de gentilhomme est bien implantée dans la critique. On propose ici que, dans les Essais, la personaaristocratique relève plutôt d’une démarche rhétorique très cohérente visant à susciter l’identification du lecteur noble avec l’auteur s’exprimant au « je » et grâce à laquelle l’étude philosophique n’apparaît plus comme l’apanage du bourgeois « à longue robe ».

For an “illustrious” philosophy ; the cardinal honnesteté of Montaigne’sEssays

In the present article, the author examines the rhetorical strategy at work in the Essays, a strategy often unmentioned in literary history, so firmly established in criticism is the idea that Montaigne was looking to validate his identity as a gentleman. Here we propose that, in the Essays, the aristocraticpersona emerges instead from a highly coherent rhetorical approach, one that aims to incite the noble reader to identify with the author’s “I” and thanks to which the study of philosophy no longer appears to be the prerogative of the “long-robed” bourgeois.

***

Katri Suhonen
De l’humour noir au rire jaune : les mécanismes textuels de l’ironie chez Marie-Claire Blais et Rosa Liksom

L’article propose une étude des mécanismes textuels de l’ironie dansUne saison dans la vie d’Emmanuel, roman de l’auteure québécoise Marie-Claire Blais (1965) et dans le recueil de nouvelles Noirs paradis de sa consoeur finlandaise Rosa Liksom (1989). L’écriture ironique a recours à deux procédés linguistiques : sémantique (antiphrase, antonymie, isotopie, polysémie) qui tire son essence du cotexte, et pragmatique (pacte de lecture, polyphonie, significations implicites) qui est dépendant du contexte. C’est surtout la dimension pragmatique de l’ironie qui fait que l’humour noir se mute en rire jaune, prenant pour cible les préjugés que partage le lecteur. L’omniprésence de l’absurde transforme les récits du sérieux au comique et le rire peu « politiquement correct » fait que le comique, parallèlement, devient critique.

From black humour to yellow laughter : the textualmechanisms of irony inMarie-Claire Blais and Rosa Liksom

This article proposes a study of the textual mechanisms of irony in Une saison dans la vie d’Emmanuel (A Season in the Life of Emmanuel), a novel by the Québec author Marie-Claire Blais (1965) and in the short story collection Noirs paradis (Dark Paradise) by her Finnish sister in writing, Rosa Liksom (1989). Ironic writing has recourse to two linguistic processes : semantics (antiphrase, antonymy, isotopy, polysemy), which takes its essence from the cotext, and pragmatics (reading pact, polyphony, implicit meanings), which is dependent upon context. The pragmatic dimension of irony, especially, is the reason why black humour changes into yellow laughter, its target being the prejudices shared by the reader. The omnipresence of the absurd transforms the narratives from serious to comical, and the less than “politically correct” laughter turns the comical at the same time into criticism.