n° 82 / Savoirs et poétique du roman francophone

Automne 2006
Numéro préparé par
Justin Bisanswa
Université Laval
et Kasereka Kavwahirehi
Université d’Ottawa

[Version numérique disponible sur Érudit]

Barthes avait raison de rappeler que la littérature prend en charge beaucoup de savoirs. Il en est ainsi du texte francophone. Le roman africain représente une traversée de la scène philosophique, des sciences humaines et sociales. Il se fait donc l’écho d’un riche éventail de savoirs, et il est vrai que le projet romanesque est animé d’une forte intention savante autant que didactique. Beaucoup d’écrivains s’inspirent de philosophie, de sociologie, de psychanalyse, de politique, etc. Mais le roman se pourvoit de cette marque stylistique que, depuis Roland Barthes, on désigne du nom d’écriture, conjuguant une revendication formaliste avec la volonté de représenter le monde. Kourouma, Mudimbe, Condé, Pineau introduisent divers biais dans la représentation (point de vue subjectif, structure digressive, figuration indicielle, etc.). Dans l’aventure, le principe autonomiste se déplace. Il se réfugie de plus en plus dans une construction qui, livrée en apparence aux caprices d’une conscience singulière, est d’une grande subtilité et consiste bien souvent en architectures cachées. On rappellera donc que, quel que soit le présupposé esthétique, la fiction est première dans l’entreprise des romanciers africains. S’ils parlent donc de l’Histoire, de la sociologie, de la philosophie, ce ne peut être que dans les termes d’un imaginaire et d’une écriture. Les autres disciplines ne sont donc évoquées que de façon latérale et allusive.


Table des matières

5. Liminaire
Justin Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi

15. Traversées francophones : littérature engagée, quête de l’oralité et création romanesque
Cilas Kemedjio

41. Ahmadou Kourouma et la mise en œuvre de la vérité postcoloniale
Kasereka Kavwahirehi

59. Voies/voix du silence dans L’espérance macadam de Gisèle Pineau
Lucienne J. Serrano

75. La traversée du métatexte dans l’œuvre romanesque de V. Y. Mudimbe
Justin K. Bisanswa

Hors dossier

105. Du duel sanglant au duel galant. Enjeux de la mise en scène du duel dans les nouvelles de 1660 à 1690
Roxanne Roy

121. J.-M. G. Le Clézio et le sable des mots
Claude Cavallero

135. Abstracts

139. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 82, automne 2006

Savoirs et poétique du roman francophone

 

Cilas Kemedjio
Traversées francophones : littérature engagée, quête de l’oralité et création romanesque

La littérature francophone d’Afrique et des Antilles émerge dans un projet de contestation de la situation de domination qui a créé ses conditions de possibilité. Le discours critique va faire de l’engagement un critère de légitimation presque incontournable dans le champ littéraire africain et antillais. L’engagement étant presque toujours évalué à partir des prises de position et des déclarations des écrivains, on en arrive à une saturation du champ de la critique par un personnage omniscient. Face à cette surévaluation de l’auteur, qui fonde la tentation du charismatique, il s’agit ici, sans contester la place centrale de l’auteur dans le dispositif littéraire, de recentrer le concept d’engagement au coeur même de la textualité. La conscience des conditions de naissance de l’écriture francophone, de l’oralité déstabilisée à l’écriture contrainte, fait du texte un lieu exemplaire de manifestation de la traversée qui signale autant la généalogie esthétique que la passionnante inscription de la littérature dans le combat des peuples en quête de leur dignité.

French-language passages : engaged literature, quest for orality and fictional creation

The French-language literature of Africa and the West Indies is rooted in a context challenging the domination that has produced the conditions for its possibilities. Critical discourse then makes engagement a virtually indispensable criterion of legitimation in the African and West Indian literary enterprise. Since engagement is almost always evaluated based on writers’ stands and declarations, the omniscient character prevails in the field of criticism. Confronted with this over-evaluation of the author — and a corresponding tendency to be swayed by the charismatic, — the issue here, without disputing the central place of the author in the literary plan, is to propose that the concept of engagement be again placed at the very heart of textuality. The awareness of the conditions for producing French-language literature, from destabilized orality to constrained writing, makes the text an ideal place for demonstrating the passage that reflects both aesthetic genealogy and the passionate inclusion of literature in the struggle of peoples searching for their dignity.

***

Kasereka Kavwahirehi
Ahmadou Kourouma et la mise en œuvre de la vérité postcoloniale

Cet article propose d’appréhender le questionnement à l’œuvre dans les deux premiers romans de Kourouma, Les soleils des indépendances et Monnè, outrages et défis. Au-delà d’une simple réécriture de l’histoire de l’Afrique depuis la conquête coloniale jusqu’aux lendemains des indépendances, l’écriture de Kourouma s’engage dans la voie d’une herméneutique de la destinée négro-africaine qui se joue entre deux pôles : d’une part, l’expérience de la dérive et de la crise ontologique et, d’autre part, la quête d’une nouvelle cohérence d’être et d’une nouvelle articulation de soi. Kourouma met en scène l’errance qui frappe l’Africain exilé du monde traditionnel et s’interroge sur les conséquences esthétique, épistémologique et ontologique liées à cet exil.

Ahmadou Kourouma and the implementation of post-colonial truth

This essay aims to uncover the questioning at the heart of Kourouma’s first two novels : Les soleils des indépendances [The suns of independences] and Monnè, outrages et défis [Monnè, outrages and challenges]. More than a simple retelling of African history from colonial times to the aftermath of independences, Kourouma’s writings focus on a hermeneutics of Black African destiny that consists of two aspects : the experience of defeat and existential crisis on one hand, and a new self-coherence and self-expression on the other. Kourouma portrays the wandering African in exile from a traditional society and examines the aesthetic, epistemological and ontological consequences of this exile.

***

Lucienne J. Serrano
Voies/voix du silence dans L’espérance macadam de Gisèle Pineau

Cet article propose une analyse sémio-narrative de L’espérance macadam dont le personnage principal, Éliette, est enfermé dans une mémoire traumatique dépourvue de tout souvenir. Sa vie s’est écoulée dans l’absence de gestes et de mots, mais à l’écoute du tissu d’horreurs qu’est la vie de son village, Savane Mulet. Livrée au chaos, Éliette se retrouve dans un lieu autre, transférentiel, où, sans passer par les mots, elle écoute, sans le reconnaître, l’écho de ses souffrances. Le texte se fait traversée et tragédie du désir d’une Éliette « agoniste » pour qui le plaisir a rejoint son au-delà : l’angoisse et la mort. La levée du voile sur la scène du refoulé lui permettra de survivre à ce voyage qui l’emprisonne dans l’étau du trauma et de retrouver ce qui était dormant en elle : le désir de rejoindre l’autre pour, enfin, sentir la vie éclore en elle.

Ways/voices of silence in Gisèle Pineau’s Macadam Hope

This article proposes a semio-narrative analysis of L’espérance macadam [Macadam Hope], whose main character, Éliette, is imprisoned by traumatic memory and lacks all power of recall. She has spent her days in stony silence, listening to the web of horrors that is life in her village, Savane Mulet. Abandoned to chaos, Éliette finds herself in a different, transferential venue where she listens silently, unrecognizingly, to the echo of her sufferings. The text becomes the passage and tragedy of an Éliette agoniste for whom pleasure has achieved its ultimate transcendence — anguish and death. When the veil is lifted on the repressed memory, she will find the strength to survive this journey holding her in the vise-like grip of trauma and rediscover what lies dormant within her — the desire to reach the other and, finally, feel life burgeoning within her.

***

Justin K. Bisanswa
La traversée du métatexte dans l’œuvre romanesque de Valentin-Yves Mudimbe

Cet article montre combien le narratif de Valentin Mudimbe est traversé constamment par le métatexte et se demande comment faire pour que le commentaire du propre commentaire de l’écrivain sur son art ne soit pas que contrefaçon naïve. En effet, commentant constamment ces récits, Mudimbe paralyse la critique en lui dictant son propre discours. L’autométatexte de Mudimbe signale les différentes phases d’une écriture révélatrice de ses hauts et de ses bas, de ses virées à gauche et à droite. Trois temps verbaux s’y distinguent : le passé, le présent et le futur. Le narrateur se jauge, se juge, s’autocensure et se critique à longueur de pages afin de répondre à une question simple et évidente : comment changer le monde par mon écriture ? En somme, l’enjeu du métatexte est de présenter, sur le mode fictionnel, l’écriture comme une objectivation de soi. Mais au lieu de l’étouffer, la mise à distance du sujet exalte la subjectivité. Le mouvement est celui du boomerang : en butte à l’altérité, le sujet se renvoie sa propre image. Regardant le monde, il s’en exclut. Lui parlant, il soliloque. Face à face avec lui-même, il se moque.

The crossing of metatext in Valentin Mudimbe’s novels

This article demonstrates the constant use of metatext throughout Valentin Mudimbe’s narrative and reflects on what must be done to prevent commentary about the writer’s self-commentary from becoming little more than naïve imitation. Indeed, commenting constantly on these tales, Mudimbe paralyzes the critis by dictating his own discourse to them. Mudimbe’s autometatext points out the different phases of a writing that reveals his ups and downs, his digressions to the left and right. Three verbal tenses are distinguished : past, present and future. The narrator gauges, judges, censures and criticizes himself page after page to answer a simple, but obvious question : how can I change the world through my writing ? In short, the challenge of the metatext is to present writing, in the fictional mode, as self-objectification. Distancing the subject has the effect of exalting, rather than suffocating, subjectivity. The result is a boomerang effect : faced with otherness, the subject gets back his own image. Gazing at the world, he excludes himself from it. Talking to it, he soliloquizes. Faced with himself, he mocks himself.

***

Roxanne Roy
Du duel sanglant au duel galant. Enjeux de la mise en scène du duel dans les nouvelles de 1660 à 1690

Au XVIIe siècle, la colère du roi sert à réaffirmer l’éclat de sa puissance et de sa grandeur. Sachant que le roi est particulièrement jaloux de l’exécution de ses édits contre les duels et que les contrevenants ont tout à craindre de sa colère, quels sont les enjeux liés à la pratique du duel, du moins tels qu’ils se dessinent dans les nouvelles parues entre 1660 et 1690 ? Deux cas de figure ont retenu notre attention : le duel nobiliaire, qui relève de la logique du point d’honneur, et le duel galant, qui s’inscrit dans la logique du service amoureux.

From the bloody duel to the romantic duel : the challenges of duelling as depicted in short stories from 1660 to 1690

In the seventeenth century, the king’s anger served to underscore the majesty of his power and glory. Since the king was particularly intent on seeing his edicts against duels carried out and offenders had everything to fear from his anger, what challenges were involved in the practice of duelling, at least insofar as duels are depicted in stories published between 1660 and 1690 ? Two cases draw our attention : the duel nobiliaire or duel of chivalry, which involved one’s honour, and the duel gallant or romantic duel, which involved the honour of one’s beloved.

***

Claude Cavallero
J.-M. G. Le Clézio et le sable des mots

Comment lire aujourd’hui Désert, roman-pivot dans l’œuvre de Le Clézio ? Un quart de siècle après sa publication, cette œuvre en forme de diptyque continue de fasciner les lecteurs en raison du puissant imaginaire collectif que sollicite une écriture vibrante, chargée d’émotion pure. Ici s’impose la négation par effacement, disparition, brouillage des référents — de façon significative, les évocations sahariennes de Le Clézio sont souvent basées sur l’observation de déserts américains… Le désert est aussi la terre des révélations, des interrogations absolues. Par-delà la visée démonstrative du texte, l’article s’attache à nuancer les interprétations couramment suscitées par ce lieu fictionnel mythique pour en souligner l’ambivalence profonde, qui loin d’atténuer son pouvoir de fascination, semble au contraire l’exalter. Chaque lecteur peut investir le texte de sa propre méditation sur le Temps, sur l’existence, sur l’origine, parce que l’image du désert demeure celle d’un mystère sur lequel les mots achoppent, mais que le roman exemplifie.

J.-M. G. Le Clézio and the sand of words

How can Désert, the pivotal novel in Le Clézio’s work, be read today ? A quarter of a century after its publication, this work in the form of a diptych continues to fascinate readers because its vibrant writing, infused with pure emotion, calls forth the powerful collective imagination. Here is negation through obliteration, disappearance, the blurring of referents ; to a significant degree, Le Clézio’s Saharian evocations are often based on the observation of American deserts… The desert is also the land of revelations, of absolute questions. Over and above its demonstrative purpose, this article aims to qualify the interpretations currently created by this mythical fictional place with a view to emphasizing its profound ambivalence, which far from diminishing its power to fascinate, appears, on the contrary, to increase it. Each reader can invest the text with his or her own meditation on Time, existence, origins, because the image of the desert remains that of a mystery that cannot be properly expressed in words but is exemplified by the novel.