n° 104 / L’exemplarité de la scène : théâtre, politique et religion au XVIe siècle

2013
Numéro préparé par
Louise Frappier
Université d’Ottawa
Anne G. Graham
Memorial University

[Version numérique disponible sur Érudit]

 

Comment le théâtre peut-il s’avérer exemplaire, c’est-à-dire produire un « savoir » (religieux, politique, moral) qui fasse autorité, et se voir ainsi attribuer une fonction extra-esthétique ? Jusqu’à quel point le théâtre, lorsqu’il se fait didactique, véhicule-t-il des idées, des opinions ou des principes ? Quelles relations ce théâtre, qui se veut édifiant ou instructif, entretient-il dès lors avec les autorités ? A-t-on affaire à un théâtre subversif ou propagandiste, au service d’une idéologie ? C’est à partir de ces questions que les collaborateurs de ce numéro se sont interrogés sur la dimension exemplaire du théâtre du XVIe siècle ainsi que sur les rapports qu’il entretient avec la religion, le politique et la morale. Si le théâtre de cette période se caractérise par la diversité de ses formes et la pluralité de ses influences, les articles de ce numéro portent essentiellement sur la moralité et la tragédie, formes scéniques particulièrement aptes à proposer un « enseignement ».

 


Table des matières

5. Liminaire
Louise Frappier et Anne G. Graham

11. Une scène incontrôlable ? L’encadrement juridique des pratiques théâtrales à Lille et dans sa région à l’époque de la Réforme
Katell Lavéant

27. Une foi exemplaire ? Abraham, Esther et David à l’épreuve de la tragédie huguenote
Ruth Stawarz-Luginbühl

51. Théodore de Bèze et la première « Tragedie Françoise » : imitation, innovation et exemplarité
Anne G. Graham

79. Courage apostolique et crise d’exemplarité : le Petrus (1556) de Claude Roillet
John Nassichuk

107. L’exemplarité de Jules César dans la tragédie humaniste : Muret, Grévin, Garnier
Louise Frappier

137. Résumés

141. Abstracts

145. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 104 / 2014

L’exemplarité de la scène : théâtre, politique et religion au XVIe siècle

Katell Lavéant
Une scène incontrôlable ? L’encadrement juridique des pratiques théâtrales à Lille et dans sa région à l’époque de la Réforme

En parallèle à la législation impériale qui se met en place au cours du XVIe siècle dans les Pays-Bas pour contrôler le théâtre comme possible instrument de propagation des idées de la Réforme, il existe une longue tradition locale dans les villes francophones de la région qui régule l’activité dramatique depuis le XIVe siècle au moins. En analysant ces différentes sources, et en prenant l’exemple spécifique des registres des délibérations du Magistrat de Lille, on peut étudier le rôle que le théâtre — et plus généralement l’ensemble de la culture récréative et des spectacles — a pu jouer comme lieu d’expression pour les protestants dans cette région. Il apparaît alors que c’est bien le statut hybride du théâtre, entre écrit et oral, qui a pu constituer un outil efficace pour les sympathisants de la Réforme, acteurs comme spectateurs, pour déjouer le contrôle des autorités.

An uncontrollable stage ? The legal framework of theatre practices in Lille and its region during the Reformation

Concurrent with the imperial legislation enacted in the sixteenth-century Netherlands to control theatre as a possible instrument for the propagation of Reformation ideas was a long local tradition regulating dramatic activity in the region’s French-speaking cities, a tradition that dated to the fourteenth century at least. By analyzing these different sources using, as a specific example, the records of deliberations by the Magistrate of Lille, we aim to examine the role that theatre — and, more generally, the culture of recreation and entertainment as a whole — may have played as a space of expression for the Protestants in the region. It appears, then, that it is indeed the hybrid status of the theatre, its mix of written and oral language, which may have offered supporters of the Reformation, actors as well as spectators, an effective tool for circumventing the authorities’ control.

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Ruth Stawarz-Luginbühl
Une foi exemplaire ? Abraham, Esther et David à l’épreuve de la tragédie huguenote

Les tragédies bibliques qui furent composées par plusieurs auteurs réformés à l’orée des guerres de religion (1550-1570 : Bèze, Coignac, A. de La Croix, Rivaudeau, Des Masures, La Taille) ont cette particularité de proposer des intrigues construites autour d’une crise d’ordre tout à la fois politique et spirituel. Les héros ainsi confrontés à un événement grave, capable de remettre en question l’Alliance jadis conclue avec Dieu, sont-ils, au cœur de la tourmente, des fidèles exemplaires ? Pour répondre à cette question, nous tentons, dans un premier temps, de mieux cerner la figure de l’élu souffrant (Job et Abraham) telle qu’elle ressort des Sermons sur Job et du Commentaire sur la Genèse de Calvin. Sur la base de cette réflexion préliminaire, la seconde partie de l’article se donne pour objectif d’interroger, à travers un survol synthétique du corpus, les modalités dramaturgiques régissant la représentation du fidèle mis à l’épreuve.

An exemplary faith ? Abraham, Esther and David standing the test of Huguenot tragedy

The biblical tragedies composed by several Reformation authors (Bèze, Coignac, A. de La Croix, Rivaudeau, Des Masures, La Taille) at the start of the wars of religion (1550-1570) are distinguished for their narratives constructed around a crisis that is at once political and spiritual. Do the heroes thus confronted with a serious event and capable of questioning their former alliance with God demonstrate exemplary faith in the midst of turmoil ? To answer this question, we first attempt to better understand the figure of the God-fearing man beset by suffering (Job and Abraham) as depicted in Calvin’s Sermons on Job and Commentary on Genesis. On the basis of this preliminary reflection, the second part of the article uses a synthetic overview of the corpus to examine the dramaturgical modalities governing the representation of the faithful put to the test.

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Anne G. Graham
Théodore de Bèze et la première « Tragedie Françoise » : imitation, innovation et exemplarité

Théodore de Bèze attache le sous-titre « Tragedie Françoise » à la pièce qu’il tire du chapitre 22 de la Genèselorsqu’il la publie en 1550. Or, la classification générique d’Abraham sacrifiant est une question qui a longtemps préoccupé les critiques. Cet article se propose, dans un premier temps, d’éclairer le choix de Bèze de nommer sa pièce une tragédie en examinant la question de l’exemplarité, celle d’Abraham et celle de l’œuvre elle-même. Dans un deuxième temps, nous justifions cette classification générique grâce à une analyse de la pièce selon le code de la tragédie antique développé par Florence Dupont dans ses travaux sur le théâtre de Sénèque. Cette analyse nous permet de voir comment Bèze incorpore les quatre composantes de ce code tragique — dolorfuror, crime et monstre tragique — dans sa dramatisation du récit biblique et d’observer la façon dont il exploite la focalisation de la tragédie antique sur le héros et sur sa souffrance pour faire d’Abraham un modèle de foi.

Theodore Beza and the first Tragedie Françoise : imitation, innovation and exemplarity

Theodore Beza attached the subtitle Tragedie Françoise to the play he based on chapter 22 of Genesis when he published it in 1550. Now, the generic classification of Abraham sacrifiant is a question that critics have long debated. This article proposes, first, to shed light on Beza’s decision to call his play a tragedy by examining the issue of exemplarity, that of Abraham and that of the work itself. Next, we justify this generic classification by analyzing the play based on the tragic code developed by Florence Dupont in her work on the theatre of Seneca. Our analysis shows how Beza incorporates the four elements of this tragic code — dolorfuror, crime and tragic monster — into his dramatization of the biblical account and how he uses the ancient tragedy’s focus on the hero and his suffering that makes Abraham a model of faith.

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John Nassichuk
Courage apostolique et crise d’exemplarité : le Petrus (1556) de Claude Roillet

Publiée pour la première fois en 1556 dans les Variata poemata de Claude Roillet, la tragédie latine en cinq actes intitulée Petrus met en scène une version des derniers jours de l’apôtre, conçue d’après la tradition historiographique qui fait de lui une victime de Néron. Il se profile à travers ces cinq actes, au-delà de la mise en scène de deux hommes aux valeurs morales opposées, un véritable conflit de civilisations à l’échelle historique. Dans l’ombre de la Rome antique des empereurs et des dieux païens, la Ville éternelle de l’Église et des fidèles chrétiens se dresse au nom du Sauveur. Or, la lutte décisive entre ces deux conceptions rivales se décide à travers une crise de l’exemplarité qui secoue la communauté chrétienne lorsque Pierre, sous la menace de l’empereur, décide de se sauver en quittant Rome. Le présent article traite de la bataille idéologique qui se développe sur cet arrière-fond, entre l’ancienne Rome païenne et la nouvelle Cité de Dieu. L’article traite notamment de trois aspects forts de la pièce de Roillet : le portrait de l’empereur Néron ; le portrait de l’apôtre Pierre ; la portée décisive des grands exemples bibliques qu’invoque ce dernier lors de sa confrontation avec l’empereur.

Apostolic courage and crisis of exemplarity : Claude Roillet’s Petrus (1556)

Published for the first time in 1556 in Claude Roillet’s Variata poemata, the five-act Latin tragedy Petrus presents a version of the Apostle’s last days based on the historiographic tradition that casts him as a victim of Nero. More than depicting two characters with opposing moral values, the play, over the course of its five acts, highlights an authentic and historic conflict of civilizations. In the shadow of the ancient Rome of emperors and pagan gods, the Church of the Eternal City and the Christian faithful is established in the name of the Saviour. Now, the decisive struggle between these two rival conceptions comes to a head through a crisis of exemplarity that shakes the Christian community when Peter, under threat by the emperor, decides to escape by leaving Rome. The present article examines the ideological battle between ancient pagan Rome and the new City of God that unfolded against this background. It focuses, notably, on three salient aspects of Roillet’s play : the portrayal of the emperor Nero, the portrayal of the apostle Peter, and the decisive importance of the great biblical examples Peter invokes during his confrontation with the emperor.

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Louise Frappier
L’exemplarité de Jules César dans la tragédie humaniste : Muret, Grévin, Garnier

Pour les théoriciens de la Renaissance, témoins et commentateurs des crises politiques, la tragédie, en mettant en scène la chute des princes et en traitant des malheurs de l’État, tire son utilité de ce qu’elle est un genre poétique au service de l’« instruction » des puissants. Un examen rapide des tragédies françaises écrites au cours du XVIe siècle révèle l’intérêt des dramaturges pour l’histoire romaine, intérêt qui s’explique aisément. L’histoire romaine fournit en effet son lot d’exemples de chutes politiques spectaculaires ; elle présente de même plusieurs modèles et contre-modèles dans la conduite des affaires de l’État. À cet égard, la figure de Jules César occupe une place non négligeable dans le corpus tragique de la période. Il s’agit, dans cet article, d’analyser la représentation du personnage historique de Jules César dans les tragédies de Marc-Antoine Muret (Julius Cæsar), Jacques Grévin (César) et Robert Garnier (Cornélie), afin d’en mesurer la portée exemplaire d’un point de vue moral et politique et de déterminer dans quelle mesure l’utilisation de Jules César participe d’une visée didactique ayant pour destinataire le monarque français, à un moment-charnière de l’histoire de la France où sont discutés et repensés les rapports entre le souverain et son royaume.

The exemplarity of Julius Caesar in humanist tragedy : Muret, Grévin, Garnier

For the theoreticians of the Renaissance, witnesses and commentators on political crises, tragedy, by depicting the fall of princes and focusing on the misfortunes of the State, is a poetic genre useful in the “instruction” of the powerful. A quick review of sixteenth-century French tragedies reveals dramatists’ interest in Roman history, an interest that can be easily explained. Indeed, Roman history is replete with examples of spectacular political falls ; it thus presents a number of models and counter-models for conducting the affairs of State. In this respect, Julius Caesar is a significant figure in the period’s tragic corpus. The present article analyzes the representation of the historic figure of Julius Caesar in the tragedies of Marc-Antoine Muret (Julius Cæsar), Jacques Grévin (César) and Robert Garnier (Cornélie) with a twofold aim : to measure the exemplary scope of a moral and political viewpoint, and to determine to what extent the use of Julius Caesar was a didactic approach aimed at the French king during a pivotal moment in French history when relations between the sovereign and his kingdom were being discussed and reassessed.