N° 74, hiver 2004
Édition critique et intertextualité. Réécritures, reprises, dérivations
Anne Pasquier
Nag Hammadi : repenser les notions et catégories usuelles
Cet article explore la question de la dérivation textuelle, ce que depuis Gérard Genette on appelle l’hypertextualité, et aborde sous cet angle des écrits de la Bibliothèque copte de Nag Hammadi. Composés au début de l’ère chrétienne, ceux-ci posent des problèmes particuliers : ils sont anciens, anonymes et sans prétention littéraire affichée. Il est possible de mettre en lumière diverses modalités de dérivation entre eux ainsi que les liens qui les unissent aux hypotextes dont ils dérivent. Il ne s’agit pas de suggérer de nouvelles catégories, ni d’essayer de faire entrer strictement les œuvres anciennes dans des catégories connues, mais plutôt de montrer le travail qu’opèrent ces écrits sur leurs sources afin de mieux les comprendre. En ce sens, l’intertextualité, et toute forme de transtextualité, est intéressante dans la mesure où elle met l’accent sur l’intégration et l’interprétation des matériaux traditionnels plutôt que de s’en tenir exclusivement à la critique des sources. On peut en conclure que c’est en fonction de la relation spécifique entre l’hypertexte et son hypotexte que la signification doit être envisagée, et non en fonction de l’hypertexte seul.
Nag Hammadi : Rethinking Everyday Notions and Categories
This article explores the issue of textual derivation — termed hypertextuality since Gérard Genette — and discusses the writings of the Coptic Library of Nag Hammadi from this perspective. Composed at the start of the Christian era, these writings pose particular problems — they are ancient, anonymous and without apparent literary pretension. It is possible to highlight various derivation modalities among them as well as their links to the hypotexts from which they derive. The issue is not to suggest new categories, nor to have ancient works only inserted into known categories, but to demonstrate, rather, the work these writings performed on their sources with a view to understanding them better. In this sense, intertextuality — and all forms of transtextuality — is interesting to the degree that it emphasizes the integration and interpretation of traditional materials instead of limiting itself exclusively to criticism of the sources. One may conclude from this that significance must be envisaged based on the specific relationship between the hypertext and its hypotext, and not on the hypertext alone.
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Marie-France Viel
La Bible des poëtes : une réécriture rhétorique des Métamorphoses d’Ovide
Avec la rédaction de l’Ovide moralisé en vers, la première moitié du XIVe siècle marque l’avènement des traductions intégrales des Métamorphoses d’Ovide. Le succès du long poème est tel que, jusqu’à la Renaissance, les versions en prose et les remaniements en vers se succèderont régulièrement. Parue en 1484 à Bruges sous la presse de l’imprimeur Colard Mansion, la Bible des poëtes est la première version imprimée des témoins de cette tradition. L’ouvrage hérite de ses prédécesseurs un goût prononcé pour les moralisations qui, au gré des commentaires, traductions et traités mythographiques, n’ont cessé de travailler la matière fabuleuse ovidienne pour l’adapter aux exigences du monde chrétien. L’examen du sort particulier réservé au traitement du mythe de Phaéthon offre l’occasion d’appréhender les dispositifs rhétoriques et les méthodes exégétiques mis en œuvre dans les quinze livres du texte ovidien.
The Bible des poëtes : A Rhetorical Rewriting of Ovid’s Metamorphoses
The publication of the Ovide moralisé in verse during the first half of the 14th century marked the beginning of a series of integral translations of Ovid’s Metamorphoses. The success of the long poem was such that, up to the time of the Renaissance, various versions in prose and verse succeeded one another at regular intervals. Published in 1484 in Bruges by the printer Colard Mansion, the Bible des poëtes is the first printed version of the reference texts of this tradition. This work inherits from its predecessors a pronounced tendency to moralize, striving incessantly through commentaries, translations and mythographic treatises to rework Ovid’s mythical subject matter with a view to adapting it to Christian realities. A study of the particular fate reserved for the treatment of the myth of Phaethon offers an opportunity to understand the rhetorical devices and exegetic methods used in the fifteen books of the Ovidian text.
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Réal Ouellet
Lahontan et Exquemelin : deux exemples de dérive textuelle (XVIIe-XVIIIe siècles)
Les œuvres d’Exquemelin et de Lahontan sont importantes aussi bien pour l’histoire des idées que pour l’évolution de l’image de l’Amérique vers la fin du XVIIe siècle. Toutes deux s’inscrivent dans le sillage de la colonisation et portent en elles, chacune à sa manière, une contestation des valeurs européennes dominantes à travers deux figures mythiques de l’égalitarisme social et politique : le Flibustier et le Sauvage philosophe. Après avoir obtenu un succès retentissant à leur époque, elles se sont par la suite perdues dans la légende qu’on a construite autour d’elles. Ce ne sont pas les textes en tant que créations linguistiques originales qui seront étudiés ici, mais l’histoire complexe de leur édition.
Lahontan and Exquemelin : Two Examples of Textual Drift (17th – 18th Centuries)
The works of Exquemelin and Lahontan are important as much for the history of ideas as for the evolution of the image of America towards the end of the 17th century. The works of both men came in the wake of colonization ; each in its own way contest dominant European values via two mythic figures of social and political egalitarianism — the buccaneer and the noble savage. They enjoyed a resounding success in their time, but were subsequently lost in the legend that grew up around them. It is not the texts as linguistic creations that will be studied here, but rather the complex history of their publication.
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Frédéric Charbonneau
La mémoire des autres. Historiens et plagiaires d’Ancien Régime
Le XVIIIe siècle a vu se renforcer progressivement la relation de l’auteur à son œuvre et s’accuser corollairement le signe de l’infamie qui marque les plagiaires. On est encore loin pourtant de la sensibilité chatouilleuse aux emprunts qui caractérise notre époque. Des habitudes d’écriture et d’édition à la relation d’autorité, l’étude des Mémoires d’Ancien Régime permet de nommer et de mettre en rapport un certain nombre de facteurs qui compliquent à l’occasion le travail de l’érudit, au point parfois de rendre vain l’effort d’identification d’un auteur unique : la réversibilité du document et du monument, qui faisait des Mémoires, même les plus achevés, des sources pour d’autres ouvrages ; l’anonymat de la rédaction, sa délégation à des secrétaires, sa collégialité dans le cas particulier de certaines communautés religieuses ; et la fabrication ultérieure de l’œuvre, par les libraires ou par les héritiers, à partir de textes hétérogènes. Ce sont moins là des faits que des problèmes, qu’il faut poser sinon résoudre, des espaces culturels à baliser ou à quadriller.
The Memory of Others : Historians and Plagiarists of the Ancien Régime
The 18th century witnessed a progressive strengthening of the relationship between authors and their work along with a corresponding accusation of the infamous signs of plagiarism. This was far, nevertheless, from the prickly sensitivity to borrowings that characterizes our era. From writing and working practices to the relationship of authority, the study of the Mémoires d’Ancien Régime makes it possible to name and correlate a certain number of factors that occasionally complicate the work of the scholar, sometimes to the point of rendering it impossible to identify one single author — the reversibility of the document and the monument, which made the Mémoires, even the most complete, sources for other works ; the anonymity of the writing, its delegation to secretaries, its collegiality in the particular case of religious communities ; and the subsequent fabrication of the work from miscellaneous texts by booksellers or heirs. These are not facts, but rather problems that must be identified or otherwise resolved concerning the cultural spaces to be defined or described.
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Manon Brunet
Réseau, lettre et édition critique : pour une anthropologie littéraire
L’édition critique est beaucoup plus qu’une technique d’histoire littéraire. Comme n’importe quel travail effectué à la source, elle exige une réflexion épistémologique et méthodologique, afin de pouvoir accéder et donner accès à une connaissance de l’objet littéraire. Or, on peut imaginer une édition critique de lettres qui chercherait à comprendre le processus de création littéraire dans son mouvement même en dépassant les genèses textuelles et biographiques. Les lettres croisées analysées en réseau permettraient de fonder une anthropologie littéraire exempte du déterminisme et des présupposés axiomatiques figés de l’histoire littéraire traditionnelle.
Network, Letter and Critical Editing : For a Literary Anthropology
Critical editing is much more than a technique of literary history. As with any work based on a source text, it requires epistemological and methodological thought in order to access and provide access to a more thorough knowledge of the literary object. Now, one can imagine a critical edition of letters that seeks to understand the process of literary creation in its very movement while bypassing textual and biographic geneses. Letters between two persons or more, analyzed in a network, would make it possible to found a literary anthropology free from determinism and the fixed axiomatic presuppositions of traditional literary history.
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Bernard Beugnot
Bouhours/Ponge : regards croisés sur intertextualité et réécriture
À l’horizon des rapports entre édition critique et intertextualité se pose cette question : l’édition critique est-elle en mesure de prendre en compte et de mettre en scène les divers registres de la mémoire, individuelle ou collective, c’est-à-dire les processus de l’invention, et selon quelles modalités ou procédures ? Trois types d’intertextualité sont envisagés à partir d’exemples empruntés surtout aux Entretiens du père Dominique Bouhours et à Francis Ponge : la citation, l’allusion (et sa variante, l’application), et enfin la reprise. L’éditeur navigue entre deux écueils : méconnaître tout ce qui se réinscrit dans l’œuvre et s’interdire de comprendre sa portée et son retentissement, car il n’y a pas d’avènement textuel sans anamnèse ; la faire éclater dans une fragmentation de sources, d’échos, de traces et s’interdire d’en saisir la métamorphose et la réinvention.
Bouhours / Ponge : Opposing Views of Intertextuality and Rewriting
With respect to the relationship between critical editing and intertextuality, one question comes to mind : Can critical editing take into account and highlight the various registers of memory, individual or collective — that is, the process of invention — and according to what modalities or procedures ? Three types of intertextuality are envisioned based especially on examples borrowed from the Entretiens of Father Dominique Bouhours and from Francis Ponge — citation, allusion (and its variant, application), and re-use. The editor navigates between two shoals — misreading everything that is rewritten in the work and refusing to understand its full significance and repercussions, for no text appears without anamnesis ; or splintering it into fragments of sources, echoes and traces and refusing to grasp its metamorphosis and reinvention.
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Marie Christine Bureau et Emma Mbia
Shiva Naipaul ou L’invention quotidienne de soi
Cet article est consacré à Shiva Naipaul, essayiste, romancier originaire de l’Inde, né à Trinidad, écrivain-voyageur qui a parcouru le monde de l’Afrique à l’Australie, de la Guyane au Sri Lanka. Nous proposons de mettre en écho son histoire personnelle et son travail d’écrivain, qui l’oblige précisément, comme il le disait lui-même, à se « réinventer chaque jour ». Cette invention quotidienne de soi est source d’une lucidité douloureuse, mais libératrice, propre à favoriser la compréhension des bouleversements du monde postcolonial. Son art de l’investigation, intimement lié à sa quête personnelle, se caractérise par une grande distance, une volonté de mise en perspective et une méfiance vis-à-vis des abstractions dangereuses, le « prêt-à-penser », mais aussi par un engagement personnel, quitte à se mettre en danger lui-même. L’auteur ouvre ainsi une voie singulière entre littérature, journalisme et analyse anthropologique.
Shiva Naipaul, or the Everyday Reinvention of Himself
This article focuses on Shiva Naipaul, Indian essayist and novelist born in Trinidad, a travel-writer who journeyed from Africa to Australia, from Guyana to Sri Lanka. We draw direct parallels between his writings and and personal experience, which, in his own words, obliged him “to reinvent myself each day.” This everyday reinvention of himself is a source of painful yet liberating clearsightedness, suitable for encouraging and understanding of the upheavals in the post-colonial world. Naipaul’s investigative art, intimately linked to his personal quest, is characterized by great distance, a determination to view matters in perspective and a deep suspicion of dangerous abstractions, that is, pre-conceived ideas. It is also characterized by personal commitment, regardless if this meant putting himself in danger. Shiva Naipaul opens unusual path between literature, journalism and anthropological analysis.