n° 115 / Traversées de Pascal Quignard

2017
Numéro préparé par
Stéphanie Boulard (Georgia Institute of Technology) et Stella Spriet (University of Saskatchewan)

Table des matières

Liminaire
Stéphanie Boulard et Stella Spriet

Sur le seuil
Pascal Quignard

Topique et poétique du sublime. La leçon du laconisme quignardien
Gilles Declercq

Pascal Quignard : du monument à la ruine, de la ruine au vivant
Léa Vuong

La lecture selon Pascal Quignard : de la pratique intime à la transmission
Stella Spriet

Du feu, des cendres. Sur le nom de Sibylle et le Requiem de Pascal Quignard
Stéphanie Boulard

Seuils du sacré : les portes du réel
Chantal Lapeyre-Desmaison

Plonger du bord de la langue. Maîtrise et déprise énonciatives chez Pascal Quignard
Gaspard Turin

Pascal Quignard et les portes du féminin
Xavier Martin

De Mourir de penser à Critique du jugement. Vivre. Créer. Publier
Agnès Cousin de Ravel

Résumés

Abstracts

Notices biobibliographiques

$12.00

Gilles Declercq
Topique et poétique du sublime. La leçon du laconisme quignardien

Une affinité stellaire lie Pascal Quignard à l’auteur du Traité du sublime. Est donc ici étudiée la topique commune au sublime longinien et quignardien (energeia du transport pathétique ; court-circuit de la raison par le raptus esthétique ; emprise impérieuse du sensible sans logos). Ce sublime prend chez Quignard la forme verbale du laconisme, forme-sens qui confère au style le statut d’une arme de survie qui permet au lecteur, à l’écrivain et au penseur de tenir face aux forces prédatrices sous-jacentes au langage. Cette poïétique du style soustractif propre à la sentence foudroyante s’arrime au versant narratif de l’œuvre par la ligature discrète de l’argumentation paradigmatique où l’assertion, thèse spéculative, trouve son argument dans l’essor même du récit.

Topic and poetics of the sublime. The lesson of Quignardian laconism

There is a stellar affinity between Pascal Quignard and the author of the Treatise on the sublime. Accordingly, this article examines the topic common to the Longinian and Quignardian sublime (energeia of the pathetic transportation ; short-circuiting of reason by the aesthetic seizure ; imperious control of the sensitive without logos). In Quignard, this sublime takes the verbal form of laconism, a shapemeaning that gives style the status of a survival weapon, allowing the reader, writer and thinker to stand up to the predatory forces underlying language. This poesis of the subtractive style unique to the fiery sentence is connected to the narrative slope of the work via the discrete ligature of paradigmatic arguments, in which the assertion, speculative thesis, finds its argument in the very surge of the narrative.

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Léa Vuong
Pascal Quignard : du monument à la ruine, de la ruine au vivant

Si la ruine est un motif omniprésent chez Pascal Quignard, l’auteur semble aussi poursuivre une ambition monumentale, celle du Dernier royaume, commencée en 2002 et qu’il poursuit toujours aujourd’hui. Cet article explore l’hésitation entre l’élaboration d’un monument littéraire et l’esthétique des ruines qui irrigue les textes de Quignard. Il donne une place privilégiée à des ouvrages récents, comme Sur l’idée d’une communauté de solitaires (2015), et aux dialogues avec d’autres arts tels que la musique, la danse et l’art visuel. Cette étude s’intéresse également aux fragments de textes et aux figures obscures, parfois dissimulées, qui nourrissent et influencent l’œuvre : Roland Barthes, Walter Benjamin, mais aussi les artistes Carlotta Ikeda et Pierre Skira. Cet article montre d’abord les ruines comme des supports solides qui soutiennent la construction de monuments littéraires où Quignard commémore le souvenir d’êtres disparus. Puis, en s’appuyant sur la notion de « ruinophilie » développée par Svetlana Boym, cette étude expose la porosité des ruines quignardiennes, et s’intéresse à la manière dont elles laissent filtrer d’autres motifs, celui de la nature et du corps, à travers lesquels l’écrivain élabore, dans son écriture, de nouvelles manières de vivre dans le temps et dans l’espace.

Pascal Quignard : from monument to ruins, from ruins to the living

Although ruin is an omnipresent motif in Pascal Quignard, the author also appears to pursue a monumental ambition, the Last Kingdom, which he began in 2002 and continues today. This article explores the hesitation between the development of a literary monument and the aesthetic of ruins that permeates Quignard’s texts. It accords a privileged place to recent works, such as Sur l’idée d’une communauté de solitaires [On the idea of a community of solitary individuals] (2015), and to dialogues with other art forms including music, dance and the visual arts. The present study also focuses on the text fragments and obscure figures, sometimes disguised, which fuel and influence the work : Roland Barthes, Walter Benjamin, and the artists Carlotta Ikeda and Pierre Skira. Our study first depicts ruins as solid supports that bolster the construction of literary monuments, where Quignard commemorates the memory of those who have passed. It then draws on the notion of “ruinophilia” developed by Svetlana Boym to expose the porosity of Quignardian ruins and examine how they allow other motifs to filter through ; these motifs are of nature and the body, which the writer employs in his writing to elaborate new ways of living in time and space.

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Stella Spriet
La lecture selon Pascal Quignard : de la pratique intime à la transmission

L’univers de Pascal Quignard est peuplé de personnages qui lisent en silence, plongés alors dans la plus profonde solitude. Grâce à ces lectures, ils accèdent à un autre monde, mais cette activité n’est pas sans danger car elle engendre une dépossession de soi. Cette étude propose d’interroger les conditions de ce passage d’un monde à l’autre et de ce soudain franchissement du seuil, en insistant sur l’extase dont est victime tout lecteur fasciné. De plus, dans l’œuvre quignardienne, lecture et écriture se conjuguent. En effet, plusieurs textes servent de point de départ à une réflexion, sur le fragment ou sur le silence par exemple, et permettent à l’auteur, dans le même temps, de circonscrire sa propre pratique. Dans ses récits fictifs, l’auteur part certes de textes généralement anciens, mais il opère des déplacements multiples, tout en dynamisant la langue et en tentant de décloisonner et de repenser les genres littéraires.

Reading according to Pascal Quignard : from intimate practice to transmission

Pascal Quignard’s universe is peopled with characters who read in silence, plunged while doing so into the deepest silence. Thanks to these readings, they access another world, but this activity is not without danger, for it results in self-dispossession. This study aims to interrogate the conditions of this cross-over from one world to another and of this sudden crossing of the threshold by insisting on the ecstasy that makes a victim of each fascinated reader. In the Quignardian oeuvre, moreover, reading and writing are combined. Indeed, several texts serve as a point of departure for a reflection, on a fragment or on silence, for example, and allow the author to define his own practice at the same time. The author’s factional narratives are generally based on ancient texts, but he operates multiple shifts, all the while energizing the language and attempting to declassify and rethink literary genres.

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Stéphanie Boulard
Du feu, des cendres. Sur le nom de Sibylle et le Requiem de Pascal Quignard

En 2006, Pascal Quignard publie, aux éditions Galilée, Requiem, fruit d’une collaboration avec Thierry Lancino. Requiem, dit le compositeur, « c’est une fresque épique où l’on souffle l’encens et le soufre ». Pour l’écrivain, il s’agit de ne pas choisir entre le désir d’éternité, auquel aspire le roi David, et le désir d’anéantissement, que réclame la Sibylle de Cumes. D’évidence, ces « enfers » (infera) que Pascal Quignard veut « trouver » ne sont pas des lieux neutres. C’est même tout le contraire : ils sont un choc bouleversant, un entremêlement entre violence et méditation, une présence de forces antagonistes. Autre façon de lire l’œuvre de l’écrivain : comme leur inscription à vif, en ce que la mort y est toujours imminente. Cet article propose de (re)lire le Requiem de Pascal Quignard en prêtant d’abord une attention plus particulière au personnage de la Sibylle. Il s’agit de penser le personnage en son retrait, dans sa crypte, dans son désir de mourir. Et de voir, du même coup, les liens supplémentaires qui se tissent avec d’autres textes, notamment à travers les motifs du feu, de l’incendie, du suicide (La haine de la musique, Pour trouver les enfers, Critique, Lycophron, Quartier de la transportation). Est explorée, alors, une autre question : comment dire tout ce qui brûle ?

Of fire, of ashes. On the name of Sibyl and Pascal Quignard’s Requiem

In 2006, Éditions Galilée published Pascal Quignard’s Requiem, the result of collaboration with Thierry Lancino. Requiem, said the composer, “is an epic fresco in which one breathes incense and sulphur.” For the writer, the issue is not a choice between the desire for eternity to which King David aspires and the desire for annihilation of the Cumaean Sybil. The evidence shows that the “hells” (infera) Pascal Quignard seeks to “find” are not neutral places. Quite the opposite, even : they are an upsetting shock, an interweave of violence and meditation, a presence of antagonistic forces. Another way to read the writer’s oeuvre : as their brutal inscription, in that death is always imminent. This article proposes a (re)reading of Pascal Quignard’s Requiem by focusing particular attention on the character of the Sibyl. It aims to scrutinize the character in her withdrawal, in her crypt, in her wish to die. And to see, at the same time, the additional links created with other texts, notably through the motifs of fire, of burning, of suicide (The hatred of music, Pour trouver les enfers [To find the hells], Critique, Lycophron, Quartier de la transportation [District of transportation]). The article explores, then, another issue : how do we refer to all that burns ?

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Chantal Lapeyre-Desmaison
Seuils du sacré : les portes du réel

Évoquer le sacré pourrait surprendre à propos d’une œuvre qui défend depuis longtemps un athéisme rigoureux, conçu comme une libération, un désabusement, en particulier dans La barque silencieuse. Mais si l’on y prête attention, le lexique de la spiritualité est très fréquent dans l’oeuvre et l’idée d’une possible sacralité revient à plusieurs reprises, toujours associée à des frontières, des passages, des seuils — êtres, objets, lieux. C’est le sens de ce mot, pour Pascal Quignard, sa géographie intime, à travers le recensement de ses seuils, tels qu’ils se manifestent dans l’œuvre, et à travers l’effet produit par leur franchissement dans l’un ou l’autre sens, qu’il s’agit ici d’approcher. L’étude interroge tout d’abord la nature du sacré dans l’œuvre, puis en recense les seuils. Cette analyse permet enfin d’interroger, dans ce contexte, le sens du profane et de la profanation, la valeur que leur confère cette œuvre, et la manière dont elle ouvre à la possibilité de penser de manière dynamique le sens de la tension sacré/profane dans la période contemporaine.

Thresholds of the sacred : the doors of the real

Evoking the sacred may come as a surprise when speaking of a body of work that has long defended a rigorous atheism conceived as liberation and disillusionment, particularly in La barque silencieuse [The Silent Boat]. But if we pay closer attention, we note that the work includes many spirituality-related words, and the idea of possible sacredness occurs on several occasions, always in connection with borders, passages, thresholds – beings, objects, places. The issue here is to discuss the meaning of sacredness for Pascal Quignard, its intimate geography, by listing its thresholds, as they manifest in the work, and by observing the effect produced when they are crossed in one direction or another. This study first examines the nature of the sacred in his oeuvre, and then counts the thresholds. Our analysis, finally, examines the meaning of desecration and the profane in this context, the value given to them in the work, and the way the latter opens the possibility of dynamic thinking on the meaning of the tension between the sacred and the profane in modern times.

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Gaspard Turin
Plonger du bord de la langue. Maîtrise et déprise énonciatives chez Pascal Quignard

Cet article propose d’interroger les limites de la phrase quignardienne à partir de certaines formes récurrentes : brachylogies, sommaires, asyndètes, les « bienfaits du fragment » dans l’attaque — globalement, un travail syntaxique instruisant sa propre disjonction. Par cette cartographie des formes disjonctives, on observe un effet paradoxal d’imprévisibilité ou d’indécidable — c’est, en somme, la rhétorique du traité : « pas de but, pas de stratégie, pas de conscience » (Petits traités i). Cette rhétorique est paradoxale, parce qu’elle est mise au service d’un discours extrêmement maîtrisé dans son dessein général — une maîtrise que l’on constate dans la lecture de Quignard par le monde académique, qui se sert généralement des outils d’analyse présents dans le texte. Sans contester cette maîtrise, cette étude propose de la lire autrement.

Plunging from the side of language. Enunciative mastery and abandonment in Pascal Quignard

This article aims to investigate the limits of the Quignardian sentence based on certain recurring forms : brachylogies, summaries, asyndeta, the “benefits of the fragment” in the attack—overall, a syntactic work instructing its own disjunction. Through this mapping of disjunctive forms, we observe a paradoxical effect of the unforeseeable or undecidable—it is, in summary, the rhetoric of the treatise : “no aim, no strategy no conscience.” (Petits traités I). This rhetoric is paradoxical, in that it enables a discourse whose overall design is tightly mastered—a mastery one observes in the reading of Quignard by the Academy, which generally uses tools of analysis found in the text. Without disputing this mastery, the present study proposes a different reading.

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Xavier Martin
Pascal Quignard et les portes du féminin

À de nombreuses reprises dans l’œuvre de Pascal Quignard, des hommes se trouvent face à des portes fermées : Henry Purcell, qui meurt de froid à l’entrée de sa propre maison, Bruno Bettelheim rentrant des camps de la mort, qui voit sa femme lui fermer la porte au nez, Patrick Carrion et son père qui n’ont pas accès à la pièce de la maison que se réserve madame Carrion, ou le narrateur de Vie secrète qui, racontant ses angoisses devant la porte de celle qu’il aime, ne sait jamais si elle lui sera ouverte ou non. Ainsi, une scène se répète au fil des livres, des hommes se heurtent à la porte d’un espace féminin, et un sentiment d’exclusion s’en dégage. Les femmes ont le pouvoir de laisser entrer des hommes dans le lieu qu’elles ont investi, mais elles peuvent aussi refuser. À partir de la notion de porte, cet article propose d’étudier une des dynamiques de la relation hommes-femmes dans l’œuvre de Quignard. Le corps des femmes peut accueillir ou, au contraire, rejeter. Leur sexe est souvent présenté comme une porte qui ouvre sur le premier monde, le monde prénatal, mais il est aussi le point de passage de l’enfant qui naît et expérimente la détresse originaire propre au deuxième monde. Le nouveau-né vient d’être chassé de son royaume, mais, comme Adam qui a encore un pied dans la porte, sur la fresque de Masaccio Adam et Ève chassés du paradis, son corps conserve une trace de ce qu’il a vécu.

Pascal Quignard and the doors of the feminine

In Pascal Quignard’s work, men come up against closed doors on numerous occasions : Henry Purcell, who dies from the cold at the entry to his own home ; Bruno Bettelheim returning from the death camps, whose wife shuts the door in his face ; Patrick Carrion and his father, who cannot enter the room reserved for Madame Carrion’s room in their home ; or the narrator of Vie secrète who, expressing his anguish in front of the door of the woman he loves, never knows whether or not she will open it. Thus, there is a recurring scene throughout the books, of men encountering the closed door to a feminine space, which results in a feeling of exclusion. Women have the power to allow men into the place they have appropriated, but they can also refuse to do so. This article employs the notion of the door to examine one dynamic of the man-woman relationship in Quignard’s work. Women’s bodies can either welcome or reject. Their sex is often presented as a door that opens onto the first world, the prenatal world, however it is also the crossing point of the child who is born and experiences the original pain unique to the second world. The newborn infant has just been expelled from his kingdom, but, like Adam who still has one foot in the door in Masaccio’s fresco Expulsion of Adam and Eve from Eden, the infant’s body retains a trace of what it has experienced.

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Agnès Cousin de Ravel
De Mourir de penser à Critique du jugement. Vivre. Créer. Publier

Les livres que Pascal Quignard publie depuis près d’un demi-siècle, éloignés de la pratique de l’autofiction, se nourrissent néanmoins des événements marquants de sa vie (naissance, sexualité précoce, emprise maternelle, ses rencontres), comme de ses lectures dans tous les domaines de la connaissance. Il lit, il écrit, il publie, partagé entre son besoin vital de solitude pour lire, pour penser, pour méditer, pour écrire, et la nécessité de réintégrer le groupe au moment de la publication. Ses livres, entre rêve et réalité, ne revendiquent aucune doctrine, ne prétendent à aucun enseignement, même s’ils ne cessent de se nourrir de notre histoire contemporaine comme de celle du passé le plus lointain. Ils sont une invitation à penser. Depuis quelques années, Pascal Quignard est sur scène, seul ou avec d’autres artistes, jouant du piano, lisant, interprétant ses textes et donnant ainsi chair à ses livres.

From Mourir de penser to Critique du jugement. Living. Creating. Publishing

The books Pascal Quignard has been publishing for half a century, while far removed from autofiction, are nevertheless informed by the landmark events of his life (birth, early sexuality, maternal control, encounters) as by his readings in all fields of knowledge. He reads, he writes, he publishes, divided between his vital need for solitude, in which to read, to think, to meditate, to write, and the need to reintegrate the group at the time of publication. His books, between dream and reality, do not subscribe to a doctrine or pretend to teach, even if they are informed by our contemporary history and the history of our most distant past. They are an invitation to think. For several years now, Pascal Quignard has been on stage, alone or with other artists, playing the piano, reading, interpreting his texts, and thereby bringing his books alive.