n° 114 / Viol et littérature (XVIe-XIXe siècle)

2017
Numéro préparé par
Nathalie Grande (Université de Nantes)

Table des matières

5. Liminaire
Nathalie Grande

13. La chasteté ou la mort. Mise en récit du viol dans les récits brefs des XVIe  et XVIIe  siècles
Nathalie Grande

31. Le viol dans L’Astrée  d’Honoré d’Urfé : représentation et enjeux
Marie-Gabrielle Lallemand

45. L’aubaine et la réparation. Deux figurations du viol dans les nouvelles et les contes, de Cervantès à Diderot
Jean-Paul Sermain

61. Viols naturalistes : « commune histoire » ou « épouvantable aventure » ?
Chantal Pierre

79. Le viol de Sébastien. À propos de Sébastien Roch d’Octave Mirbeau
Pierre Glaudes

101. Résumés

105. Abstracts

109. Notices biobibliographique

$12.00

Nathalie Grande
La chasteté ou la mort. Mise en récit du viol dans les récits brefs des XVIe et XVIIe siècles

Les histoires tragiques, parce qu’elles sont un genre chargé de dire les abominations du monde, semblent particulièrement adéquates pour raconter le viol, en explorer les circonstances pas toujours atténuantes, en dévoiler les enjeux humains, individuels et pas seulement collectifs. L’étude d’un tel corpus permet de désigner les caractéristiques qui autorisent ce crime à devenir objet de récit, mais aussi de faire entendre le discours que tient la représentation des victimes sur le forfait lui-même, et d’en saisir les enjeux moraux et sociaux. Alors que des formes de consentement a posteriori et des procédures judiciaires de réparation tendent souvent à édulcorer le viol, certains auteurs, comme Jean-Pierre Camus, mettent au contraire en évidence le dilemme qui pèse sur la victime entre sauver sa chasteté ou sauver sa vie : c’est par le choix de la mort que la victime est invitée à prouver la violence subie, toujours douteuse. Quand la société ignore ou minore le crime, cette insistance d’un évêque humaniste sur le point de vue des victimes montre un souci de révéler publiquement la gravité de l’attentat sexuel.

Chastity or death. Accounts of rape in the short narratives of the sixteenth and seventeenth centuries

Because their task is to recount the world’s atrocities, tragic stories seem a genre particularly well suited to the subject of rape, to exploring its not always extenuating circumstances, to uncovering not only its collective ramifications but its human and individual challenges as well. The study of such a corpus helps identify the characteristics that make this crime a narrative subject ; it also draws attention to the victims’ representation of the issue itself and fosters an understanding of its moral and social aspects. Whereas forms of a posteriori consent and judicial reparations often tended to downplay rape, certain authors like Jean-Pierre Camus chose, rather, to focus on the dilemma faced by the victim : saving her chastity or saving her life. The victim was invited to choose death to prove she had suffered an attack, always in doubt. In a society that ignored or minimized the crime, this humanist bishop’s insistence on the viewpoint of the victim reflects a concern with publicly demonstrating the seriousness of sexual assault.

***

Marie-Gabrielle Lallemand
Le viol dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé : représentation et enjeux

Cerner la figure du violeur dans la pastorale en général permet de préciser par comparaison comment ce personnage est traité dans le roman d’Honoré d’Urfé. Dans la pastorale dramatique, le violeur est un personnage-type : le Satyre. Mi-homme mi-animal, lubrique par nature, il est craint des bergères, mais il est ridicule parce qu’il est un amoureux éconduit et qu’il échoue toujours dans ses tentatives violentes. Il est un personnage comique : le rire exorcise la peur. Il n’en va pas de même quand le violeur est un berger : rien ne laisse deviner ce qu’il est et on ne peut pas être certain que sa tentative va échouer. Dans L’Astrée, le berger, s’il peut user de toutes les ruses, ne recourt jamais aux violences sexuelles : l’avatar du Satyre est Hylas qui ne ravit ni ne force les bergères mais les séduit. Le viol est, d’une part, le fait du monstre étranger et, par contraste, valorise la régulation des relations humaines qu’est l’« honnête amitié », dont la pastorale urféenne, dans le courant de la Réforme catholique, donne une représentation à des fins d’éducation morale. D’autre part, il est le fait des tyrans, romains ou barbares : le viol dans les relations interpersonnelles et l’équivalent de la tyrannie en politique. Il est donc étranger au Forez, province qui a gardé ses anciennes « franchises ».

Rape in L’Astrée by Honoré d’Urfé : representation and issues

The portrayal of the rapist in Honoré d’Urfé’s novel contrasts with how this figure is usually depicted in pastoral literature. In pastoral plays, the rapist is a stock character : the Satyr. Half-man, half-animal, he causes fear in shepherdesses, yet is ridiculous because he’s a jilted lover whose violent attempts always fail. The Satyr is a comic figure : laughter exorcises fear. The situation changes, however, when the rapist is a shepherd : in this case, his intentions are hidden and it is not certain his attempt will fail. In L’Astrée, the shepherd, though full of tricks, never has recourse to sexual violence : the Satyr’s avatar is Hylas, who seduces shepherdesses instead of ravishing them or using force. On one hand, rape is the act of a foreign monster : it emphasizes the regulation of human relationships through “honest friendship”, which Urfé’s pastoral novel, published during the Catholic Reformation, represents for purposes of moral education. On the other hand, it is an act committed by tyrants, Romans or barbarians : rape in interpersonal relations is the equivalent of tyranny in politics. It is therefore foreign to Forez, a province that has maintained its traditional “honesty.”

***

Jean-Paul Sermain
L’aubaine et la réparation. Deux figurations du viol dans les nouvelles et les contes, de Cervantès à Diderot

La loi d’Ancien Régime suppose que la femme peut toujours résister aux tentatives de viol ; la littérature de fiction suggère le contraire ; l’examen d’un corpus de nouvelles et de contes principalement (de Cervantès à Aulnoy, Murat, Perrault, Tencin) montre que l’homme est prêt à profiter de toute situation de faiblesse de la femme pour se contenter, et que la victime peut remédier à cette défaillance en obtenant le mariage : elle rétablit un lien humain déchiré par la brutalité de l’appétit.

Opportunity and compensation. Two depictions of rape in short stories and tales, from Cervantès to Diderot

Law under the Ancien Régime held that a woman could always resist attempts at rape ; fiction suggested otherwise. An examination of a body of short stories and tales in particular (from Cervantès to Aulnoy, Murat, Perrault, Tencin) shows that men are ready to take advantage of any sign of weakness in women for their own satisfaction and that the victim can remedy this defect through marriage : she re-establishes a human bond shattered by the brutality of appetite.

***

Chantal Pierre
Viols naturalistes : « commune histoire » ou « épouvantable aventure » ?

On viole beaucoup dans le roman naturaliste. Mais ce qui est présenté comme une fatalité de la condition féminine ne donne pas lieu dans la plupart des récits à de véritables histoires. Contre le fait divers, les mélodrames, le roman-feuilleton, les romans sentimentaux du xixe siècle, le naturalisme désamorce le pathétique et les drames qui caractérisent la littérature du viol. Il s’agit en effet de l’afficher comme « commune histoire », dont les conditions et les raisons relèvent d’explications déterministes qui tendent finalement à soustraire le viol au scandale. Zola, néanmoins, par une évolution qui lui est propre, retrouve au fil des Rougon-Macquart ce goût du scandale et d’un viol « romanesque » qu’il s’efforce de formuler et d’évaluer dans des montages scénaristiques parfois risqués.

Naturalist rapes : “shared history” or “dreadful adventure”

There is a good deal of rape in naturalist fiction. But what is presented as an inevitable fact of life for women does not lead to actual stories in most narratives. Unlike the anecdotes, melodrama, serialized novels and romance fiction of the nineteenth century, naturalism offsets the pathetic and the dramas that characterize the literature of rape. The issue, in fact, is to present it as a “shared history”, whose conditions and reasons are rooted in deterministic explanations which tend, finally, to subtract rape from scandal. Zola, however, through his own specific development, discovers during the course of the Rougon-Macquart a certain taste for scandal and “dramatic” rape, which he attempts to formulate and evaluate in sometimes risqué storylines.

***

Pierre Glaudes
Le viol de Sébastien. À propos de Sébastien Roch d’Octave Mirbeau

En publiant Sébastien Roch en 1890, Mirbeau, qui y relate le viol d’un adolescent par l’un des jésuites du collège où il fait ses études, a certes des finalités idéologiques : dans la perspective anarchiste où il se place, le viol figure, en les intensifiant, les effets, néfastes pour tout individu, des mécanismes d’intégration et de régulation sociales qu’assurent la famille, l’école, la communauté religieuse et l’armée. Les attouchements du père de Kern portent à son comble un processus destructeur au terme duquel l’éducation reçue par le héros transforme sa vie en un effroyable gâchis. Mais l’originalité du romancier consiste à combiner ce réalisme satirique à une psychologie des profondeurs, qui permet d’explorer de l’intérieur la conscience de la victime. Ainsi, l’intérêt du roman tient-il en grande partie aux tensions qui résultent de cette double approche de la question du viol : la restitution de l’expérience intime de Sébastien déborde le cadre idéologique de la satire des institutions sociales pour donner lieu à une tentative de compte rendu quasi phénoménologique des perceptions et des émotions qui traversent la psyché du personnage, laissant ainsi entrevoir la confusion des sentiments qui le lient à son agresseur.

The rape of Sébastien. On Sébastien Roch by Octave Mirbeau

Mirbeau’s Sébastien Roch was published in 1890 for clearly ideological purposes. The novel, which deals with the rape of an adolescent by a Jesuit priest in the college he attends, was written from an anarchist point of view. For the author, rape includes, and intensifies, the pernicious effects for every individual of the integration and social regulation mechanisms assured by the family, school, religious community and army. Père de Kern’s sexual abuse is the ultimate injury in a destructive process that ends when the hero’s education transforms his life into an appalling wasteland. But the author’s originality consists in combining this satirical realism with depth psychology, allowing us to explore the consciousness of the victim from within. Thus, the interest of the novel lies, for the most part, in this dual approach to the issue of rape : the restitution of Sébastien’s intimate experience transcends the ideological framework of a satire on social institutions, leading to an attempt to provide a quasi-phenomenological account of the perceptions and emotions that permeate the character’s psyche, thereby revealing the confused feelings that bind him to his abuser.