La fin du notaire. Une figure en question (1945‑1959)
David Bélanger
Cet article analyse la figure du notaire au moment de sa décadence. Pour ce faire, l’analyse s’attache d’abord à présenter la figure classique du notaire dans deux œuvres du XIXe siècle : La terre paternelle (Lacombe, 1846) et Charles Guérin (Chauveau, 1846). La démonstration travaille ensuite à présenter les écarts faits en regard de cette figure, dans les années 1940-1970. Ceux-ci prennent la forme d’une valorisation du risque (mobilier et non plus immobilier) et d’une mise de l’avant de « l’actif » contre le « passif ». Les textes d’Adrienne Choquette (1948), Pierre Gélinas (1959) et Hubert Aquin (1953 ; 1959 ; 1972) sont analysés dans cette optique. Ainsi, partant de l’opposition entre le « notaire » et « le banquier » (ou l’entrepreneur), l’article entend montrer comment les textes, dans leur représentation de la figure du notaire, l’attache à la conservation et à la peur du risque, ce qui se trouve opposé à la poésie et à la création. D’un autre côté, l’entrepreneur deviendra la figure à suivre pour la littérature (« écrivain faute d’être banquier », écrivait Hubert Aquin). Ces lectures se gardent néanmoins d’attacher ces représentations à l’ordre économique et travaillent plutôt à les lier à un imaginaire économique à l’œuvre dans les textes.
Affaires et sentiments : la figure de l’homme d’affaires dans le roman sentimental québécois de l’après-guerre
Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren
Les romans publiés en fascicules par les Éditions Police-Journal connaissent, des années 1940 au tournant des années 1960, une vogue inégalée. La collection « Roman sentimental » constitue un observatoire privilégié pour examiner l’essor d’un nouveau fantasme, qui permet à des personnages issus des classes ouvrières d’accéder en rêve à un confort matériel qui rejoint même, à l’occasion, la grande richesse. Grâce à un corpus d’une vingtaine de romans, cet article étudie les négociations entre ce désir de richesse et le danger de dissolution de l’identité canadienne-française, en considérant la figure de l’homme (et, exceptionnellement, de la femme) d’affaires, comme un pivot narratif particulièrement éclairant.
Femmes, littérature et imaginaire économique au Québec. Le cas des fictions sentimentales de Gabrielle Roy et de Jean Despréz parues dans La Revue moderne au tournant des années 1940
Adrien Rannaud
L’article se penche sur la notion d’imaginaire économique qu’il envisage à partir des nouvelles sentimentales de Gabrielle Roy et de Jean Despréz (sous la signature de Carole Richard) publiées dans La Revue moderne au tournant des années 1940. Il approfondit deux hypothèses. D’une part, l’analyse des personnages, des espaces et des scripts dans les textes montre comment le rapport entre l’agir économique et l’agir sexuel et sentimental se manifeste sous la forme d’une interdépendance stricte. Face au bonheur économique et conjugal que guide le principe de la tempérance, les nouvelles sont portées, d’autre part, par des dynamiques de distinction qui traduisent à la fois un intérêt marqué pour les échanges et les biens attachés à une culture moyenne en émergence, et une critique de cette même culture moyenne et de ses jeux de sophistication. L’article contribue ainsi à mieux saisir les rapports qui se jouent entre fiction, culture moyenne et système médiatique au mitan du XXe siècle, et propose des pistes d’analyse en vue d’un chantier portant sur les traces d’un imaginaire économique dans les productions littéraires des femmes au Québec.
Un récit de l’absence : réflexions économiques à partir de Sans parachute de David Fennario
Rachel Nadon
Dans cet article, je souhaite interroger ce que j’ai nommé ailleurs le « récit de l’absence » de la vie économique dans la littérature québécoise, à partir du cas de David Fennario et de son livre Without a Parachute (1972), traduit par Gilles Hénault et publié aux Éditions Parti pris en 1977. Journal autobiographique rédigé par David Fennario, Sans parachute critique les travers de la société dont le narrateur, à l’emploi de la compagnie Simpsons, militant et étudiant marxiste, fait l’inventaire. Je montre, d’une part, la manière dont le journal intime du « travailleur » opère une critique du temps horaire en prenant le parti d’une mémoire ouvrière plurielle. D’autre part, j’analyse comment le militantisme révolutionnaire demeure dans Sans parachute une figure de la parole, voire du lyrisme. En empruntant à l’histoire de l’édition, à l’histoire littéraire et à l’étude des représentations, je tente de penser à la fois les rapports entre Sans parachute et le catalogue de Parti pris, et l’historicité des représentations du travailleur et du militant, figure double d’un même visage.
Figures du « mauvais pauvre » dans quelques essais littéraires québécois contemporains
Martine-Emmanuelle Lapointe
La figure du mauvais pauvre, complexe et ambiguë, a laissé son empreinte dans un grand nombre d’ouvrages parus au Québec depuis la Révolution tranquille. De l’aliénation culturelle à l’illégitimité d’un sujet squattant le territoire d’autrui, en passant par la critique du matérialisme et de la xénophobie, elle trahit un rapport malaisé au territoire qui se redéfinit au fil du temps en fonction des hantises des lecteurs et lectrices. Dans le cadre du présent article, je reprendrai certains des constats formulés par les critiques qui ont insisté sur les liens unissant le mauvais pauvre à la culture au sens large, laquelle repose forcément sur des jeux d’échange et de pouvoir tant économiques que sociaux. J’aborderai ensuite trois essais contemporains, Confessions d’un cassé de Pierre Lefebvre, Bande de colons d’Alain Deneault et L’œil du maître de Dalie Giroux afin de voir comment y sont traitées la question de la propriété et plus encore celle de la place occupée par le mauvais pauvre sur l’échiquier social et politique. Rarement ramenée à sa dimension strictement pécuniaire, la question de l’économie se présente de manière diffuse dans mon corpus de textes et se confond volontiers avec celles du capital culturel, du sentiment de la dette envers le passé et de la propriété territoriale.
Récit autobiographique et pauvreté. Enjeux politiques d’une écriture transclasse
Stéphane Inkel
La posture transclasse, telle que définie par Chantal Jaquet, permet de porter un regard empreint de solidarité sur une culture populaire parfois cernée par la pauvreté. Dans la mesure où la reconfiguration des luttes politiques contemporaines suppose l’établissement de nouvelles identités politiques, suivant Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, le récit autobiographique de l’écrivain ou de l’écrivaine transclasse s’avère d’autant plus précieux qu’il suppose une capacité unique à naviguer entre les discours : ceux de leur classe d’origine comme de celle d’arrivée. C’est à cette faculté de passer d’un code à l’autre, d’un quartier à l’autre et de montrer, de par leur récit, l’ampleur du fossé des inégalités, que nous convoquent les récits Burgundy de Mélanie Michaud et Mélasse de fantaisie de Francis Ouellette.
L’affaire Noir Canada : le livre sous pression en régime de droit-économie
Aurélie Lanctôt et Julien Lefort-Favreau
Cet article étudie deux essais publiés à l’occasion du dixième anniversaire de l’affaire Noir Canada. Il s’agit d’identifier dans Le droit du plus fort d’Anne-Marie Voisard et Procès verbal de Valérie Lefebvre-Faucher les effets de l’intrication du droit et de l’économie sur le monde du livre et sur la liberté d’expression. Nous explorerons l’hypothèse qu’en analysant ces deux essais, qui examinent la poursuite bâillon qui a censuré la maison d’édition Écosociété, nous pouvons voir à l’œuvre une modalité spécifique de l’économie, soit sa manifestation dans l’appareil juridique. Le jeu des intérêts, des transactions et des négociations mis au jour dans ces deux essais trace un imaginaire économique du droit qui est aussi une réflexion sur le pouvoir et ses méthodes de répression. Cet article se propose de rendre compte de l’émergence de l’analyse économique du droit et de la subordination de l’ordre juridique à la sphère économique. Nous soumettons l’hypothèse que le « droit-économie » – c’est-à-dire le droit en ce qu’il se fait la voix et la force de mise en œuvre des principes économiques – se définit précisément contre la littérature. Nous cherchons également à comprendre ce que le droit-économie fait aux notions de fiction et de langage. Nous tentons finalement de comprendre comment la figuration du métier d’éditrice dans ces livres constitue à la fois une répétition et une actualisation d’une longue histoire de procès littéraires et de censure.