n° 135 / Femmes en correspondances. Épistolarité et agentivité (XVIIe‑XVIIIe siècles)

2024
Nathalie Freidel (Université Wilfrid-Laurier), Emma Gauthier-Mamaril (Université de Montréal) et Judith Sribnai (Université de Montréal)

Table des matières

Liminaire
Nathalie Freidel, Emma Gauthier-Mamaril et Judith Sribnai

« C’était une fille de beaucoup de mérite, d’esprit et de vertu ». Femmes célibataires dans les réseaux épistolaires du XVIIe siècle
Juliette Eyméoud

De l’écriture en réseaux aux écrits de soi : les correspondances de Catherine d’Aspremont, Anne‑Marie-Louise d’Orléans et Françoise de Motteville (mai-juin 1660)
Fanny Boutinet

Marie de l’Incarnation ou la liberté entravée
Marie-Christine Pioffet

Le pouvoir de la faiblesse. L’éthos mystique de Jeanne Guyon à la lumière de sa correspondance
Bastian Felter Vaucanson

Le « rabutinage » : enjeux rhétoriques et genrés d’une écriture familiale
Julie Garel

De l’écriture mondaine à l’écriture moraliste : regard critique et changement d’éthos chez Sévigné
Louise Gérard

« Payer son contingent à la société » : la question de la traduction dans la correspondance de la présidente Durey de Meinières et d’Elizabeth Montagu
Kim Gladu

Intercéder à la cour de France. À propos d’une étude de cas : la correspondance de la duchesse de Picquigny-Chaulnes, « maîtresse » de ministre en 1743-1744
Nicole Pellegrin

 

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« C’était une fille de beaucoup de mérite, d’esprit et de vertu ». Femmes célibataires dans les réseaux épistolaires du XVIIe siècle

Juliette Eyméoud

Cet article souhaite à la fois mettre en lumière l’histoire des « filles majeures » (femmes célibataires de plus de 25 ans) et réintégrer certaines d’entre elles dans l’histoire intellectuelle et littéraire du XVIIe siècle. Il se concentre sur les trajectoires de deux demoiselles, Catherine-Françoise de Bretagne (1617-1682) et Henriette de Conflans (1632-1712), chez qui l’activité épistolaire témoigne autant d’une condition sociale subordonnée que de véritables talents d’autrice. Les lettres permettent d’entendre les voix de deux femmes célibataires et d’obtenir des informations sur leur quotidien, leur entourage, leur façon de penser. Ces lettres sont aussi des sources pour étudier leurs engagements et leur inscription dans de prestigieux réseaux épistolaires. Une question émerge dès lors : quel lien peut-on tracer entre le célibat de ces femmes et leur geste d’écriture ?

De l’écriture en réseaux aux écrits de soi : les correspondances de Catherine d’Aspremont, Anne-Marie-Louise d’Orléans et Françoise de Motteville (mai-juin 1660)

Fanny Boutinet

Cet article étudie les lettres que Françoise de Motteville, Anne-Marie-Louise d’Orléans et Catherine d’Aspremont rédigent au printemps 1660. Les épistolières assistent alors au mariage de Louis XIV. Elles adressent plusieurs lettres à un réseau de correspondantes désireuses d’être informées des dernières nouvelles de la cour. L’étude de la correspondance permet d’approcher un réseau aristocratique féminin, ses pratiques de publication et les actions que ses membres entreprennent par le biais de l’épistolaire. Cet article s’intéresse également à la correspondance que nouent les deux mémorialistes, Françoise de Motteville et Anne-Marie-Louise d’Orléans, qui reprend les codes des jeux d’écriture mondains. Nous analysons les liens qu’entretiennent chez elles l’écriture épistolaire et l’écriture mémorialiste, la lettre étant commentée ou reprise dans les mémoires. L’étude rend ainsi compte des gestes d’échange, de circulation, de conservation et de réemploi de la lettre par les autrices du XVIIe siècle. Pratique collégiale, écriture de l’immédiateté, la lettre participe à terme à la construction d’un récit de soi, l’écriture épistolaire trouvant in fine une continuation dans l’oeuvre mémorielle.

Marie de l’Incarnation ou la liberté entravée

Marie-Christine Pioffet

Cette enquête montre à travers les lettres de Marie de l’Incarnation comment s’exprime l’idée même de liberté, une notion qui évolue au contact des femmes autochtones et de sa compagne laïque et rebelle Mme de la Peltrie. Autant dans sa correspondance que dans ses écrits spirituels, l’ursuline reste une figure éminemment paradoxale, déchirée entre son voeu d’obéissance et d’effacement, sa volonté de défendre sa communauté contre le pouvoir tyrannique des autorités ecclésiales et son désir d’affranchissement. La lettre, dialogue différé du domaine privé, devient le médium privilégié d’une agentivité féminine qui permet à la rédactrice d’échapper au joug clérical et de chercher à prendre sa place dans l’histoire coloniale.

Le pouvoir de la faiblesse. L’éthos mystique de Jeanne Guyon à la lumière de sa correspondance

Bastian Felter Vaucanson

Dans cet article j’interroge l’écriture épistolaire de la mystique Jeanne Guyon (1648-1717) à partir de la théorie du discours de Dominique Maingueneau, notamment les notions de « l’éthos incarné » et de « la scène d’énonciation ». Renvoyant aux travaux de Michel de Certeau sur le discours mystique et à ceux des women’s studies sur la rhétorique féminine de la spiritualité, l’article inscrit la théorie de Maingueneau dans le référentiel théologique du XVIIe siècle, permettant une analyse qui fait ressortir la performativité paradoxale de la présentation de soi de Mme Guyon. Je soutiens que Mme Guyon devrait être considérée comme l’une des grandes rhétoriciennes de son époque, à l’instar de Thérèse d’Avila, car elle se présente avec grande habileté comme une défenderesse de l’éthos mystique en activant le topos chrétien de la faiblesse – mais faiblesse qui, conformément au sens paulinien (1 co. 1 25-27), est en réalité un pouvoir d’agir. Admettant ouvertement que l’efficacité spirituelle de son énonciation repose entièrement sur le bon vouloir du lecteur, Mme Guyon institue une autorité foncièrement dépossédée, qui ne semble pouvoir exister qu’en désignant ce qu’elle n’est pas. Or, c’est cette concession qui fonde la force de persuasion du discours : énonciateur et co-énonciateur donnent un corps social à l’esprit de faiblesse présupposé par le discours. La prétendue ignorance de Mme Guyon est, en d’autres termes, un acte performatif par lequel elle gagne en agentivité.

Le « rabutinage » : enjeux rhétoriques et genrés d’une écriture familiale

Julie Garel

Comment Sévigné parvient-elle à faire sa place et à s’opposer au discours galant de son cousin Bussy-Rabutin, qui multiplie les incitations et sollicitations libertines ? Comment prend-elle place dans un agôn, substitut du point d’honneur – code aristocratique dont les femmes sont pourtant traditionnellement exclues – pour répondre au double défi masculin, politico-familial et rhétorique ? C’est d’abord en s’aménageant un éthos d’Amazone, figure d’un contre-pouvoir féminin, politique et familial. C’est aussi en s’appropriant des modèles héroïques par lesquels elle s’autorise à polémiquer avec son cousin, après l’affaire du portrait. Elle démontre ainsi sa valeur et ses compétences rhétoriques. Vers la fin de la correspondance, l’intrusion du féminin dans l’univers masculin du combat la conduit à s’interroger sur la faiblesse féminine dont elle feint de s’accuser : « Mais si j’avais été un homme, aurais-je fait cette honte à une maison où il semble que la valeur et la hardiesse soient héréditaires ? » (Lettre du 23 octobre 1683) Si ce jeu soulève la question de l’égalité des forces, il permet en réalité d’affirmer stratégiquement l’égalité des talents, le duel épistolaire ne pouvant se faire en effet qu’à armes égales.

De l’écriture mondaine à l’écriture moraliste : regard critique et changement d’éthos chez Sévigné

Louise Gérard

Dans cet article, nous entendons montrer la pluralité des postures critiques de Sévigné, pluralité que certaines lettres condensent à la manière d’un échafaudage. Le texte sévignéen accueille en effet, comme beaucoup de correspondances, la densité d’une existence : celle d’une actrice – négociant son pouvoir dans le monde réel ; et d’une autrice – élaborant un texte. Ce sont deux tendances d’une même écriture qui observe et juge le monde. Les deux premières parties de notre article sont consacrées à l’analyse de ces deux postures d’épistolière. L’une, mondaine et normative, arrime la lettre à l’action contemporaine ; l’autre, moraliste et philosophique, élargit le cercle des lecteurs possibles, et ainsi élargit le champ d’action de la lettre. Dans une troisième partie, nous analysons la manière dont s’articulent ces deux éthos critiques, à l’aune d’un extrait de la lettre du 5 janvier 1674. Il s’agit pour nous de mieux comprendre les points de passage entre persiflage, satire et réflexivité philosophique. En ce sens la lettre sévignéenne se révèle le genre adéquat pour penser la continuité de ces registres critiques.

« Payer son contingent à la société » : la question de la traduction dans la correspondance de la présidente Durey de Meinières et d’Elizabeth Montagu

Kim Gladu

Lorsqu’elle épouse Jean-Baptiste-François Durey de Meinières en 1765, Octavie Belot met un terme, du moins en apparence, à une courte carrière littéraire marquée par la traduction d’ouvrages anglais et la publication de quelques essais. Or, après son second mariage, la nouvelle présidente Durey de Meinières entretiendra une correspondance importante avec plusieurs hommes de lettres tels que Voltaire, Hume, Helvétius ou François Devaux, mais aussi avec la bluestocking Elizabeth Montagu, entre 1776 et 1792. Lorsque Montagu lui demande de traduire en français son Essay on Shakespear, Octavie Durey de Meinières trouve une occasion de renouveler ses idées sur la traduction, mais hésite à s’engager dans un projet qui signifierait une opposition publique à Voltaire, qui avait fortement critiqué le dramaturge anglais. Les lettres de la présidente Durey de Meinières adressées à Elizabeth Montagu offrent ainsi une occasion inédite d’observer les enjeux qui se cachent derrière la traduction et qui dépassent la sphère proprement littéraire. La traduction ne représentant plus le gagne-pain de Meinières, le souci de maintenir un réseau de contacts influent vaut plus que la gloire bien mitigée qu’aurait rapporté la traduction de l’essai de Montagu. Et encore une fois, c’est en mettant en évidence sa condition de femme qu’elle réussit à se sortir de cette situation socialement dangereuse, en faisant de ce qu’on pourrait considérer comme un handicap une arme rhétorique lui permettant de ménager les alliances formées par le biais de l’épistolaire.

Intercéder à la cour de France. À propos d’une étude de cas : la correspondance de la duchesse de Picquigny-Chaulnes, « maîtresse » de ministre en 1743-1744

Nicole Pellegrin, avec la collaboration de l’atelier « Autour des Archives d’Argenson » de l’Université de Poitiers

À partir des 73 lettres inédites adressées en 1743-1744 au comte d’Argenson par la duchesse de Picquigny-Chaulnes, conservées dans le Fonds ancien de la Bibliothèque universitaire de Poitiers, l’article examine la pratique épistolaire méconnue qu’est l’intercession. Il s’agit de faire la lumière sur les liens d’intérêts et les rapports de force à l’oeuvre, sous l’Ancien Régime, au sein de toute alliance, dans et hors mariage. Alors que les protagonistes sont tous deux de très haut rang et fréquentent les mêmes cercles familiaux et amicaux, l’un est toutefois un homme d’État qui a « fait carrière » tandis que les prétentions intellectuelles de l’autre incitèrent ses contemporains à la placer parmi les « dames curieuses » et autres « endiablées de l’esprit ». Dans ces conditions, comment la partenaire épistolaire parvient-elle à déjouer le déséquilibre genré initial par un agir épistolaire qui mêle déclarations amoureuses, flatteries et requêtes intéressées ? Le corpus est révélateur d’une pratique massive qui suppose un entregent féminin mis au service d’intérêts personnels, familiaux et claniques.