n° 94 / Les femmes et le pouvoir dans la littérature du XIXe siècle

Automne 2010
Numéro préparé par
Cynthia Harvey
Université du Québec à Chicoutimi

[Version numérique disponible sur Érudit]

Si l’histoire de la littérature française du XIXe siècle semble immuable et bien connue, avec ses grands monuments (Hugo, Balzac, Flaubert, Zola, etc.) dont personne ne discuterait la légitimité, elle occulte cependant la participation de plusieurs écrivaines, pourtant fort actives et appréciées à leur époque. Depuis longtemps associée à l’intime (lettres, autobiographie, Mémoires, journal), au stéréotype de l’intériorité (roman psychologique), au repli sur soi, l’écriture féminine représente pourtant beaucoup plus : elle est un autre regard sur le roman et sur le monde. À l’heure d’une prise de conscience sociale et d’une prise de position des femmes dans l’espace social (par la mise sur pied de mouvements d’émancipation), la littérature des femmes du XIXesiècle s’offre comme un lieu d’incubation idéologique et de recréation du monde inédit. Si la science et l’histoire portent un discours sur le monde, elles ne sauraient l’« habiter », restant toujours extérieures à leur objet, tandis que la littérature présente une suite de tentatives pour saisir l’identité humaine et ses multiples possibilités existentielles. Comme l’affirme Milan Kundera au sujet du roman, la vérité qui lui est propre permet seule une meilleure connaissance du monde. Afin d’explorer ce territoire, notre numéro propose d’interroger les rapports du personnage féminin avec les différentes institutions qui structurent autant la société que l’univers romanesque. Les différentes contributions à ce numéro permettront de penser et d’illustrer le rapport des personnages féminins ou des femmes avec les différentes institutions qui structurent l’univers romanesque ou social. Nous analyserons le rôle de la femme (auteur ou personnage) tel qu’il se reproduit, se construit ou se subvertit dans la sphère sociale ou dans les œuvres.


Table des matières

5. Liminaire
Cynthia Harvey

11. Les règles du jeu au féminin. Indiana ou la conquête d’un espace de liberté
Cynthia Harvey

23. Une scénographie républicaine au féminin : La confession d’une jeune fille de George Sand
Dominique Laporte

45. La nouvelle Ève ou la liberté par la transgression : pouvoir, servitude et démocratie dans l’œuvre romanesque de Marie d’Agoult
Sophie Vanden Abeele

61. Prométhéa moderne. Création, rébellion et pouvoir dans le roman féminin
Catherine Nesci et Kathryne Adair

87. Femme, pouvoir, espace dans Au bonheur des dames et Une page d’amour d’Émile Zola
Jolanta Rachwalska von Rejchwald

113. Théologie mariale et discours féministe. La foi romantique en l’avenir du pouvoir féminin selon l’abbé Alphonse-Louis Constant
Daniel S. Larangé

135. Abstracts

139. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 94, automne 2010

Les femmes et le pouvoir dans la littérature du XIXe siècle

Cynthia Harvey
Les règles du jeu au féminin. Indiana ou la conquête d’un espace de liberté

Cet article propose une analyse sociologique d’Indiana de George Sand inspirée de la méthode développée par Bourdieu dans Les règles de l’art. Il s’appuie sur une approche qui vise à mettre en évidence la position qu’invente Sand à l’aube de l’autonomisation du champ littéraire et l’importance de l’auteure dans l’histoire littéraire du XIXe siècle.

The Rules of Art in the feminine mode. Indiana or the conquest of a space of freedom

This article offers a sociological analysis of George Sand’s Indiana inspired by the method developed by Bourdieu in The Rules of Art. The approach used aims to highlight the position Sand invented at the dawn of the empowerment of literature as well as her importance in the literary history of the nineteenth century.

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Dominique Laporte
Une scénographie républicaine au féminin : La confession d’une jeune fille de George Sand

D’aucuns ont reproché à George Sand de ne pas s’être ralliée à l’action féministe au cours de la Révolution de 1848, ni à la lutte ouvrière sous la Commune de 1871. Si elle ne radicalise pas son républicanisme, elle table en revanche sur le pouvoir subversif de postures en marge de l’ordre établi. Elle met à l’épreuve la doxa dans des récits qui confrontent le discours misogyne et contre-révolutionnaire avec des paroles de marginaux (femmes, artistes), où la mise en cause des valeurs bourgeoises appelle des changements sociopolitiques. De ce point de vue, un roman tel La confession d’une jeune fille, paru six ans avant l’avènement de la IIIe République, témoigne d’une écriture négociant son rapport à la doxa selon un dispositif d’énonciation qui établit un contrat de lecture républicain avec un lectorat de plus en plus démocratisé, et ce, dans l’entre-deux stratégique de la norme bourgeoise et de la culture révolutionnaire.

A republican scenography in the feminine mode : George Sand’s The Confession of a Young Girl

George Sand has been criticized for her failure to actively support feminist action during the 1848 Revolution or the working class struggle under the Paris Commune of 1871. If she did not radicalize her republicanism, she relied, in return, on the subversive power of postures outside the established order. George Sand challenged the doxa in narratives that juxtaposed misogynistic, counter-revolutionary discourse with the words of those on the margins of society (women, artists), where a reexamination of bourgeois values was calling for socio-political changes. From this perspective, a novel such as The Confession of a Young Girl, published six years before the advent of the Third Republic, testifies to a writing which negotiates its relationship to the doxa via an enunciative device, one that establishes a republican reading contract with an increasingly democratized readership in the strategic area between bourgeois convention and revolutionary culture.

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Sophie Vanden Abeele
La nouvelle Ève ou la liberté par la transgression : pouvoir, servitude et démocratie dans l’œuvre romanesque de Marie d’Agoult

Si pour George Sand, son mentor en littérature, le roman exprime « le cri de la femme contre la tyrannie de l’homme », pour Marie d’Agoult il révèle surtout une forme de tyrannie plus globale qui est celle de la société contre les faibles et les marginaux. Reprenant les formes et les codes du roman féminin de la monarchie de Juillet, la romancière en exploite la typologie et les thématiques pour élargir la perspective. La femme chez Marie d’Agoult n’est pas seulement une victime des institutions masculines qu’incarnent le père, le mari et l’amant ou le prêtre : ses héroïnes, rompant avec le cadre social pour vivre en marge, rejoignent les autres marginaux que sont les artistes — avec lesquels elles partagent une prescience de la vérité et de la justice —, les faibles et les opprimés que sont les pauvres et les ouvriers — pour lesquels cette prescience leur donne compassion et esprit de charité. La destinée féminine illustre en effet ce que cette romancière républicaine appelle « la grande voix du malheur ». Progressiste, elle fait de la femme un personnage emblématique dont elle raconte l’itinéraire sacrificiel à travers une symbolique de rédemption qui réinvestit les modèles iconiques féminins (Béatrix, Niobé ou Ondine). Aussi ses textes sont-ils une réécriture de la doxa contemporaine sur la femme : ils montrent qu’il en va d’une réévaluation des notions de devoir et de loi morale qui permette de repenser le fondement idéologique de la société postrévolutionnaire qu’est l’idéal de liberté.

The new Eve, or liberty through transgression : power, subjection and democracy in the fiction of Marie d’Agoult

If for George Sand, her literary mentor, the novel expresses « the cry of woman against the tyranny of man », for Marie d’Agoult it reveals above all a more overarching form of tyranny : that of society against the weak and the marginal. Reprising the forms and codes of women’s fiction during the July Monarchy, the novelist exploits its typology and themes in order to broaden perspective. In the works of Marie d’Agoult, woman is not merely a victim of the male institutions embodied by father, husband, lover or priest : her heroines break with the established order to live on the margins. Here they join with other marginal individuals such as artists — with whom they share insight about truth and justice —, the weak and the oppressed (represented by the poor and the workers), for whose plight such insight inspires compassion and a spirit of charity. Female destiny reveals in fact what this republican novelist calls « the great voice of unhappiness ». A progressive, she makes woman an emblematic figure whose sacrificial journey is narrated by means of a symbolic redemption that reempowers female iconic models (Beatrice, Niobe or Ondine). Thus, her texts are a re-writing of the contemporary doxa on women : they show that a reevaluation of notions of duty and moral law is needed to enable a rethinking of liberty, the ideological foundation of post-revolutionary society.

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Catherine Nesci et Kathryne Adair
Prométhéa moderne. Création, rébellion et pouvoir dans le roman féminin

À partir des récits de création qui mettent en jeu la figure de Prométhée au XIXe siècle, cet essai se penche sur la féminisation du mythe de George Sand à Rachilde. Centrée sur le roman Méphis de Flora Tristan et sur Monsieur Vénus de Rachilde, l’enquête cible la manière dont les romancières ont mis en œuvre l’imaginaire mythique qu’incarne le Prométhée moderne de Mary Shelley et les modes selon lesquels leurs textes représentent la création de l’humain et la différence des sexes. Voleuses de feu et démiurges modernes, les romancières pensent également la libération du personnage féminin et remettent en question une culture centrée sur la norme masculine. La réflexion porte sur le pouvoir féminin en se fondant sur la critique des institutions sociales qui s’exprime à travers la dynamique amoureuse mise en scène dans ces romans.

Modern Promethea. Creation, rebellion and power in women’s faction

Inspired by nineteenth-century accounts of creation based on the figure of Prometheus, this article examines the feminization of the myth from George Sand to Rachilde. The novels Méphis by Flora Tristan and Monsieur Vénusby Rachilde are studied to understand how women novelists wrote about the mythical imagination embodied in Mary Shelley’s modern Prometheus and the ways in which their texts depict the creation of Man and the difference between the sexes. Modern stealers of fire and demiurges, these authors also consider the liberation of the female character and call into question a culture centred on male norms. This study focuses on feminine power based on the critique of social institutions in these novels, a critique expressed via the love dynamic portrayed.

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Jolanta Rachwalska von Rejchwald
Femme, pouvoir, espace dans Au bonheur des dames et Une page d’amour d’Émile Zola

Mon objectif est de proposer une approche du rapport entre la femme et le pouvoir qui tienne compte de l’appropriation kinésique de l’espace social par le corps féminin. Dans l’historiographie, la mobilité n’a jamais été un attribut féminin. Culturellement conditionnée pour être passive, la femme, telle qu’elle se donne à lire dans le roman du XIXe siècle, se compare à un bibelot fragile et doit attendre celui qui voyage, entreprend, agit — son père, son mari ou son amant. Dans la société où la spatialité est au service du pouvoir, car « les femmes sont à la fenêtre et les hommes sont à la porte » (Zola, Germinal), la femme qui fait son coming out, en décidant de partir ou en s’aventurant seule dans l’espace urbain, est une personne qui, consciemment ou non, tend vers la confrontation avec l’ordre social. Pouvoir inscrire librement son corps et sa volonté dans l’espace géographique et social n’a rien, pour la femme, d’une distraction futile ; sous les allures d’une hardiesse fantasque, apparaît un acte grave qui engage toute l’existence de la femme. Car il faut y voir non seulement un authentique acte de révolte, mais aussi un geste transgressif qui tient du rite de passage. Après avoir osé franchir, symboliquement, le seuil de sa demeure, rien n’est plus pareil pour la femme ; d’ailleurs, tout changement notable dans son existence commence par un acte : celui de partir, qui lui-même se prolonge en déambulations.

Woman, power, space in The Ladies’ Delight and One Page of Love by Émile Zola

My objective is to offer an approach to the relationship between women and power that takes into account the kinesic appropriation of social space by the female body. In historiography, mobility has never been a feminine attribute. Culturally conditioned to be passive, woman as portrayed in nineteenth-century fiction is like a fragile ornament who must stand in wait of he who travels, undertakes, acts — her father, husband or lover. In the society where spaciality is in the service of power, because « women are at the window and men are at the door » (Zola, Germinal), the woman who comes out, by deciding to leave or by adventuring alone into the urban space, is an individual who, consciously or not, moves toward confrontation with the social order. A woman’s free expression of her wishes in the geographic and social space is in no way a passing distraction : such seemingly capricious boldness involves an act that engages her whole existence. For such an act is not only one of revolt, it is also one of transgression that resembles a rite of passage. After a woman dares to cross, symbolically, the threshold of her dwelling, things will no longer be the same ; moreover, every notable change in her existence begins with an act : that of leaving, which is itself prolonged by wanderings.

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Daniel S. Larangé
Théologie mariale et discours féministe. La foi romantique en l’avenir du pouvoir féminin selon l’abbé Alphonse-Louis Constant

L’abbé Alphonse-Louis Constant (1810-1875) est un petit romantique qui développe une mariologie inédite pour son époque à partir d’une théologie politique. Il considère que la Révolution française ouvre l’ère du Paraclet, qui voit la Sainte Vierge s’incarner dans l’humanité. La Parousie, qui nécessite l’instauration sur terre de la Jérusalem céleste, ne peut se réaliser sans l’aide de la femme, épouse et mère de la société. Cette utopie sociale, soutenue par un discours éminemment poétique et mystique de la part d’un hérétique qui ne tarde pas d’ailleurs à basculer dans l’occultisme, annonce pourtant le dogme de l’Immaculée Conception de Pie IX et la doctrine sociale de Léon XIII. En identifiant le destin national de la femme à la figure mariale, l’auteur propose de recentrer la société sur l’autorité spirituelle de la femme.

Marian theology and feminist discourse. Romantic faith in the future of feminine power according to abbé Alphonse-Louis Constant

Abbé Alphonse-Louis Constant (1810-1875) was a little romantic who developed a Mariology, new for his time, based on a political theology. He held that the French Revolution had opened the way for the era of the Paraclete, which saw the Holy Virgin incarnated in humanity. The Second Coming, which necessitated the earthly establishment of the celestial Jerusalem, could not come to pass without the help of woman, wife and mother of society. This social utopia, supported by an eminently poetic and mystical discourse from a heretic who quickly strayed into occultism, nevertheless foreshadowed the Immaculate Conception dogma of Pius IX and the social doctrine of Leo XIII. By identifying woman’s national destiny with the figure of Mary, the author proposes to re-center society on the spiritual authority of woman.