n° 89 / L’invention de la normalité au siècle des Lumières

Hiver 2009

Numéro préparé par
Frédéric Charbonneau
Université McGill

[Version numérique disponible sur Érudit]

Ce dossier se propose d’éclairer la genèse de la notion de normalité dans les œuvres et dans la pensée de l’Ancien Régime, avant sa claire émergence au XIXe siècle. Différents pouvoirs constituent en effet graduellement cette normalité du comportement en instrument de travail et de contrôle : l’obstétricien Alphonse Leroy (1742-1816), titulaire de la première chaire d’accouchement de l’École de médecine (1795), et dont Hélène Cazes étudie pour nous les Recherches sur les habillemens des femmes et des enfants (1772), en peut servir d’exemple. Par ailleurs, le Nouveau Monde est propice à ceux qui refusent de se soumettre et se promènent à l’écart des chemins fréquentés, avec ses populations de créoles et de coureurs des bois — et çà et là quelques Des Grieux en rupture de ban. Des Canadiens ensauvagés et rétifs, Bernard Andrès nous trace un fascinant portrait qui puise à deux sources parues au cours de la même année 1703, mais que tout oppose par ailleurs : les Statuts, ordonnances et lettres pastorales de monseigneur de Saint-Vallier, évêque de Québec, et les Mémoires de l’Amérique septentrionale du baron de Lahontan, l’aventurier dont les célèbres Dialoguesérigent la sauvagerie en ce que l’on serait tenté de voir comme une anti-norme. Optant pour une stratégie similaire mais plus combative dans l’obscurité de sa cure d’Étrépigny, Jean Meslier (1664-1729) attaque la doxapolitico-religieuse de la Contre-Réforme en tâchant de lui substituer l’athéisme, « norme nouvelle » suivant la formule de Geneviève Langlois, si outrancière qu’elle ne saurait être publiée, même dans les réseaux clandestins du temps. Quant à Michel Delon, il nous montre comment, sur le mode d’un libertinage plaisant ou agressif, certains écrivains, de Voltaire à Sade, ont subverti la norme masculine en se logeant dans ses failles, en transgressant la claire séparation des sexes par des oxymores qui font vaciller les représentations dominantes et qui ébranlent leurs prétentions à fournir des modèles. Ainsi donc, quelque différents que soient les objets littéraires qu’ils convoquent, les articles réunis dans cette livraison collaborent à l’esquisse d’un territoire — celui de la normalité naissante — et de ses marges — où se réfugient les non-conformismes —, à coup sûr l’un des espaces mentaux les plus importants de la modernité.


Table des matières

5. Liminaire. L’usage, la norme, la transgression
Frédéric Charbonneau

11. Alphonse Leroy, Recherches sur les habillemens des femmes et des enfans, 1772 : un discours de la réforme des habitudes ?
Hélène Cazes

35. Les Canadiens et la norme au temps de Lahontan et de Saint-Vallier
Bernard Andrès

55. Athéisme et invention d’une nouvelle norme chez Jean Meslier : pour une définition politique de la superstition
Geneviève Langlois

77. Le visage d’Adonis sur le corps d’Hercule
Michel Delon

97. Abstracts

99. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 89, hiver 2009

L’invention de la normalité au siècle des Lumières

Hélène Cazes
Alphonse Leroy, Recherches sur les habillemens des femmes et des enfans, 1772 : un discours de la réforme des habitudes ?

La tentative d’Alphonse Leroy dans ses Recherches sur les habillemens des femmes et des enfans, publiées en 1772, tient de l’équilibrisme : pour ce médecin féru de littérature et de philosophie, il s’agit de réconcilier norme et raison. L’entreprise est plus périlleuse encore lorsque cette norme, encore innommée, est en formation, et que le nouveau discours de la sensibilité met à mal l’idée classique de raison. En effet, le continuateur et critique de l’Émile a pour ambition de fonder une réforme du vêtement par la critique du préjugé et par la connaissance de l’anatomie. Philosophiquement, l’habit ne saurait être légitimé par l’état de nature, dont l’idéale nudité illustre l’union de l’homme et de son milieu. Culturellement, la diversité des usages et leur signification symbolique trahissent leur éloignement de la pureté originelle. Néanmoins, c’est bien la nudité que Leroy remet en cause : à la différence des philosophes et des romantiques, qui rejettent le vêtement comme une entrave à la communion naturelle, il recommande un vêtement adapté et « naturel », qu’il oppose aux habitudes et aux modes tout comme à l’intransigeance rousseauiste. L’anatomie, en dernière instance, justifie la réforme du vêtement, à défaut de la fonder en droit. Du coup, c’est bien de norme qu’il est question : d’un usage reconnu et répandu, que ni la nature ni la raison ne peuvent justifier mais qui reçoit valeur de la pratique.

Alphonse Leroy, Recherches sur les habillemens des femmes et des enfans, 1772 : a discourse on the reform of habits ?

The attempt by Alphonse Leroy in his Recherches sur les habillemens des femmes et des enfans (Researches on women’s and children’s clothing), published in 1772, represented a kind of tightrope act : for this doctor passionate about literature and philosophy, the issue was to reconcile norm and reason. His undertaking was all the more perilous in that this norm, still nameless, was in the process of being formed and the new discourse of sensibility was challenging the classic idea of reason. Indeed, the successor to, and critic of, Émile aimed to root fashion reform in a criticism of prejudice and knowledge of anatomy. Philosophically, clothing could not be legitimized by the state of nature, where the ideal of nudity illustrates the union of man and his environment. Culturally, the diversity of uses and their symbolic meaning betrays their distance from original purity. Nevertheless, nudity is precisely what Leroy is re-examining : unlike the philosophes and the Romantics, who rejected clothing as an obstacle to natural communion, he recommends an attire that is adapted and « natural », which he contrasts with habits and fashions just as with Rousseauist intransigence. Anatomy, ultimately, justifies the reform of clothing, since such reform cannot be rooted in law. At first glance, this is a question of norm : a recognized and widespread use, which neither nature nor reason can justify, but which acquires value from the practical.

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Bernard Andrès
Les Canadiens et la norme au temps de Lahontan et de Saint-Vallier

Que nous révèlent les écrits du baron de Lahontan et de Mgr de Saint-Vallier sur les Canadiens, au tournant du XVIIIe siècle ? En décrivant le comportement et les traits de mentalité des « créoles » de Nouvelle-France, l’aventurier comme le prélat témoignent d’un rapport nouveau à la norme métropolitaine et, parfois, de l’élaboration d’une nouvelle norme locale. L’examen des écrits contrastés du militaire et de l’évêque permet de cerner la figure du Canadien sous le régime français, afin de mieux saisir son évolution jusqu’au régime anglais qui tentera, lui, d’imposer aux conquis de nouvelles formes de régularités. Qu’il s’agisse de son rapport à la norme française (avant 1760) ou, par la suite, à la norme britannique, le Canada se révèle un excellent terrain d’observation dans la mesure où il se construit dans l’ambivalence, avec une population volontiers réfractaire aux deux normes.

Canadians and the norm during the time of Lahontan and Saint-Vallier

What do the writings of Lahontan and Mgr de Saint-Vallier tell us about Canadians at the turn of the eighteenth century ? In describing the behaviour and mindset of the « Creoles » of New France, both the adventurer and the prelate testify to a new relationship to the metropolitan norm and, at times, to the development of a new local norm. An examination of the contrasting studies by the soldier and the bishop allows us to highlight the figure of the Canadian under the French Régime so as to better understand his evolution up to the time of British rule, a rule that would, in turn, attempt to impose new forms of regularity on the conquered subjects. Whether the issue is its relationship to the French norm (before 1760) or, subsequently, to the British norm, Canada makes an excellent observation field in that it was built in ambivalence, with a population often resistant to both norms.

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Geneviève Langlois
Athéisme et invention d’une nouvelle norme chez Jean Meslier : pour une définition politique de la superstition

On ne doit pas se souvenir de Jean Meslier (1664-1729) pour sa seule virulence et ses seules idées matérialistes. Certes, il fut le premier prêtre athée français à transmettre à la postérité une œuvre tout entière consacrée à la nécessité de promouvoir l’incroyance, mais il est impératif que lui soit maintenant restituée cette volonté qui fut la sienne d’instaurer pour les générations à venir une norme en matière d’athéisme. Or, cette norme est fondée, chez Meslier, sur une réorganisation préalable de l’État, laquelle a pu être envisagée à la faveur de tout un travail d’infléchissement sémantique portant sur le mot « superstition ».

Atheism and the invention of a new norm in Jean Meslier : for a political definition of superstition

Jean Meslier (1664-1729) should not be remembered for his virulence and materialistic ideas alone. Certainly, he was the first French atheist priest to leave behind an entire work devoted to the need to promote unbelief, but it is imperative that he now be recognized for his desire to establish an atheistic norm for future generations. Now in Meslier, this norm calls for a prior reorganization of the State, which could be envisioned by means of a marked semantic shift focused on the word « superstition. »

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Michel Delon
Le visage d’Adonis sur le corps d’Hercule

L’opposition du masculin et du féminin est une des plus fortes de notre imaginaire social. Il est d’autant plus intéressant de suivre une image qui trouve sa source dans l’emphase épique, mais se répand dans le registre burlesque de l’âge classique. Un jeune homme aurait « le visage d’Adonis sur le corps d’Hercule ». L’expression revient sous la plume de Voltaire et cristallise les contradictions d’une société qui voudrait faire du corps masculin le sujet et non l’objet du désir, l’incarnation de la force et non de la beauté. La crise de l’Ancien Régime est aussi celle d’une forme de libertinage où Faublas, travesti en fille, prend la place de Valmont. Le masculin peut aussi être clivé entre des postulations contraires. Les figures de la fiction classique ne sont pas sans expérimenter ce qui s’affiche aujourd’hui comme la « métrosexualité ».

The face of Adonis on the body of Hercules

The opposition of male and female is among the strongest in our social imagination. It is all the more interesting to follow an image that has its source in epic pomposity, but spreads into the burlesque register of the Enlightenment. A young man is said to have « the face of Adonis on the body of Hercules. » The expression returns in the writings of Voltaire and crystallizes the contradictions of a society that wishes to make the male body the subject, not the object, of desire and the incarnation of strength rather than beauty. The crisis of the Ancien Régime also centers on a form of libertinage where Faublas, impersonating a girl, takes the place of Valmont. The male can be split between opposing postulations as well. The figures of classical fiction experiment at times with the « metrosexuality » nowadays on display.