N° 86, hiver 2008
Dostoïevski et le roman russe dans l’entre-deux-guerres.
Bataille, Beucler, Bove, Miomandre, Morand, Némirovsky, Ramuz
Bruno Curatolo
André Beucler, de Gontcharov à Dostoïevski
Né à Saint-Pétersbourg d’un père français et d’une mère russe, André Beucler, dès son entrée dans la vie littéraire parisienne, au début des années vingt, a participé à la promotion de la littérature et de la culture slaves en France. Proche des écrivains les plus représentatifs de cette identité franco-russe, Joseph Kessel ou Emmanuel Bove, c’est presque « naturellement » que l’influence des romanciers russes s’est exercée sur son imaginaire mais de façon très consciente aussi puisque Beucler a analysé les œuvres de ses prédécesseurs comme dans cet essai inédit, « Dostoïevski et l’homme idéal », où se dessinent les tendances de sa propre poétique. La réception critique du Mauvais sort montre ainsi que le récit a bien été lu dans l’éclairage des figures phares, Oblomov et L’idiot, tant sur le plan du caractère des personnages que sur celui de leur philosophie existentielle. Toutefois, Philippe Bohême, l’« anti-héros » de Beucler, s’il se rattache à un type déjà connu, n’en annonce pas moins les réussites les plus spectaculaires dans ce registre complexe, le Roquentin de Sartre ou le Meursault de Camus, emblèmes d’un nouveau « mal du siècle », entre aboulie et pulsion meurtrière.
André Beucler, from Gontcharov to Dostoevsky
Born in Saint-Petersburg to a French father and Russian mother, André Beucler, upon entering the Parisian literary scene in the 1920s, contributed to the promotion of Slavic literature and culture in France. Because he frequented the writers most representative of this Franco-Russian identity, Joseph Kessel or Emmanuel Bove, his imagination was to a large extent « naturally » influenced by the Russian novelists ; he was very consciously influenced as well, however, since Beucler analyzed the works of his predecessors, as in the unpublished essay, « Dostoevsky and the Ideal Man », which sketches the broad outlines of his own poetics. The critical reception of Mauvais sort (Sad Fate) also shows that the narrative had indeed been read within the light cast by the notable figures of Oblomov and The Idiot, regarding both their character and existential philosophy. However, if Philippe Bohême, Beucler’s « anti-hero », is an already recognizable type, he nonetheless anticipates the most spectacular successes in this complex register, Sartre’s Roquentin or Camus’ Meursault, emblems of a new « mal de siècle », between lack of will and murderous impulse.
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François Ouellet
Écrire Dostoïevski : Miomandre et Bove au tournant de 1930
Cette étude traite de deux romans marqués par « l’influence » de Dostoïevski : Âmes russes de Francis de Miomandre et Un Raskolnikoff d’Emmanuel Bove. Alors que le roman de Miomandre met à profit certains des principaux traits d’écriture qui témoignent de la manière relativement stéréotypée dont les romanciers de l’entre-deux-guerres pouvaient recevoir l’œuvre de Dostoïevski, celui de Bove accompagne sa « lecture » du romancier russe d’un renouvellement même de la pensée esthétique et métaphysique de celui-ci. Bove ne fait pas que reconduire le personnage de Raskolnikoff, il en propose une figure nouvelle, propre à l’époque, et qui conduit à ce que j’appelle « l’héroïsme de l’inaction ».
Writing Dostoevsky : Miomandre and Bove at the turn of the 1930s
This study focuses on two novels marked by Dostoevsky’s « influence » : Âmes russes (Russian Souls) by Francis de Miomandre and Un Raskolnikoff (A Raskolnikov) by Emmanuel Bove. Whereas Miomandre’s novel takes advantage of some of the main writing characteristics that testify to the relatively stereotyped manner in which novelists between the wars could receive Dostoevsky’s work, Bove’s novel accompanies his « reading » of Dostoevsky with a very renewal of the master’s aesthetic and metaphysical thought. Not only does Bove breathe new life into the character of Raskalnikov, but he proposes a new figure as well, one that is specific to the time and leads to what I call « the heroism of inaction ».
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Stéphane Chaudier
« Une humanité fantastique » : Némirovsky et Dostoïevski
Pourquoi se référer à Dostoïevski quand on veut comprendre l’œuvre de Némirovsky ? Cet article montre que la romancière elle-même tenait à distance son prédécesseur, redoutant d’être lue à la lumière, selon elle déformante, de ce que le lectorat français de l’époque jugeait caractéristique de Dostoïevski : l’expression de l’âme russe. Pourtant, ces « premiers » lecteurs français de Dostoïevski, qui voyaient en son œuvre une tentative exemplaire de comprendre la vie au lieu de l’expliquer et de la juger, à la façon des moralistes, offrent une clé toujours valide pour pénétrer l’univers romanesque de Némirovsky ; car elle assume, bien qu’elle en ait, l’héritage du maître russe. En quoi consiste-t-il ? Empruntée au phénoménologue Michel Henry, la notion d’appréhension pathétique de la vie, qui remet en cause le dogme moderniste de l’impossibilité pour les individus de se connaître, et de se communiquer les uns aux autres la singularité de leur vie intérieure, permet de relier, par-delà toutes les différences, Némirovsky à Dostoïevski.
« A fantastic humanity » : Nemirovsky and Dostoevsky
Why refer to Dostoevsky when we seeking to understand Nemirovsky’s work ? This article demonstrates that the novelist herself was anxious to keep her predecessor at a distance, dreading the idea of being read in the distorted (in her view) light of what the French readership of the time deemed characteristic of Dostoevsky : the expression of the Russian soul. However, these « first » French readers of Dostoevsky, who saw in his work an exemplary attempt to understand life instead of to explain and judge it, after the fasion of moralists, offers a key that is still valid for penetrating Nemirovsky’s fictional universe ; although she refuses to be identified to him, she assumes the heritage of the Russian master. What does this consist of ? Borrowed from the phenomenologist Michel Henry, the notion of the pathetic apprehension of life, which questions modernist dogma concerning the impossibility for individuals to know each other and communicate to each other the singular nature of their interior life, makes it possible to link Nemirovsky to Dostoevsky despite all their differences.
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Jean-François Louette
Bataille et Dostoïevski via Thibaudet, Gide, Chestov. Jalons
Grand amateur de romans russes dans les années 1920, Bataille a lu avec attention deux des intercesseurs de Dostoïevski en France, Thibaudet et Gide. Le premier, qui dessine aussi des chemins possibles pour l’entreprise littéraire de Bataille, met l’accent sur la problématique du parricide — et la profanation des figures parentales sera constante dans les romans de Bataille. Le second insiste sur l’opacité des personnages, leurs excès, sur un certain penchant vers « l’informe », et sur le récit intitulé L’esprit souterrain (ou Le sous-sol) : autant de points que retiendra Bataille. Mais comptera surtout pour lui la lecture que donne Chestov, dans Les révélations de la mort, en 1923, du Sous-sol, et l’analyse qu’il fait de l’homme souterrain : de cette analyse, « Dirty » sera à la fois une mise en récit et une mise en excès.
Bataille and Dostoevsky via Thibaudet, Gide, Chestov. Milestones
A great admirer of Russian fiction in the 1920s, Bataille carefully read two of Dostoyevsky’s intercessors in France : Thibaudet and Gide. The first, who also developed potential pathways for Bataille’s literary enterprise, highlighted the issue of patricide—and the debasement of parental figures was to be a constant in Bataille’s fiction. The second emphasized the opaqueness of Dostoevsky’s characters, their excesses, a certain tendency towards the « formless », and the narrative entitled Notes from Underground, all features Bataille would retain. But what ultimately counted for him was Chestov’s 1923 reading, in Les revelations de la mort (The Revelations of Death), of Notes from Underground and his analysis of the underground man : of this analysis, « Dirty » would be at once narration and narrative excess.
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Daniel Maggetti
Ramuz et les romanciers russes
Le roman russe est pour Charles Ferdinand Ramuz, dès ses débuts, l’occasion d’une réflexion sur le genre romanesque, et sur la nécessité de sa « regénération » dans l’espace francophone. La lecture de Dostoïevski lui donne accès à un modèle dont il s’inspirera, indirectement, dans ses premières tentatives de « révolutionner » le roman, en particulier lors de l’écriture de Jean-Luc persécuté. Mais cette adhésion fervente sera suivie, pendant la maturité de Ramuz, d’une phase de désaffection, à l’issue de laquelle le grand Russe auquel le romancier suisse tendra à s’identifier sera Tolstoï.
Ramuz and the Russian novelists
For Charles Ferdinand Ramuz, the Russian novel was, from the very start, a reflection on fiction and the need for its « regeneration » in French literature. The reading of Dostoevsky offered him access to a model from which he drew inspiration, indirectly, in his first attempts to « revolutionize » the novel, especially during the writing of Jean-Luc persecuté. In later years, however, Ramuz’s passionate admiration of Dostoevsky cooled, and the great Swiss novelist subsequently went on to identify with Tolstoy.
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Patrick Bergeron
Dostoïevski, le prophète. Remarques sur L’Europe russe annoncée par Dostoïevski (1948) de Paul Morand
Féru de littérature russe, Paul Morand a été tout spécialement marqué par sa lecture de Dostoïevski. Si Gogol, Tourgueniev et Tolstoï l’ont ramené vers la tradition du réalisme balzacien, l’auteur du Journal d’un écrivain l’a influencé sur un plan qui dépasse la littérature. À preuve, un essai qui occupe une place discrète dans l’œuvre de Morand, mais qui constitue un filon de premier ordre : L’Europe russe annoncée par Dostoïevski (1948). Cet article se propose d’examiner l’importance de Dostoïevski à travers le contexte moral dans lequel Morand a élaboré ses grands récits d’après-guerre, tels Le flagellant de Séville et « Le dernier jour de l’Inquisition ».
Dostoevsky, the prophet. Comments on L’Europe russe annoncée par Dostoïevski (1948) by Paul Morand
Keenly interested in Russian literature, Paul Morand was especially marked by his reading of Dostoevsky. If Gogol, Turgenev and Tolstoy steered him towards the tradition of Balzacian realism, the author of The Writer’s Diary influenced him in a way that went beyond literature. The proof lies in an essay that occupies a discrete place in Morand’s work but constitutes a mother lode : L’Europe russe annoncée par Dostoïevski (1948) (Russian Europe heralded by Dostoevsky). This article purports to examine Dostoevsky’s importance using the moral context in which Morand outlined his major post-War narratives such as Le flagellant de Séville (The Flogger of Seville) and Le dernier jour de l’Inquisition (The Last Day of the Inquisition).