n° 83 / L’extrême dans la littérature contemporaine. Le corpus de la Shoah en question

Hiver 2007
Numéro préparé par
Michael Rinn
Université de Bretagne Occidentale et Céditec (Université de Paris XII)

[Version numérique disponible sur Érudit]

Ces dernières années, les sciences humaines ont considérablement renouvelé leurs recherches consacrées au corpus de la Shoah. Par delà le cadre institutionnel du domaine scientifique, ces recherches ont contribué à l’établissement et à la validation d’un vaste consensus social sur la nécessité du combat contre le racisme, sur le bon usage de la mémoire historique et sur l’engagement de la responsabilité individuelle face aux nouvelles formes de barbarie, sorte de Nouvel Organon dont il faudra mesurer la portée idéologique. En interrogeant les modèles théoriques, notre débat cherchera à dresser un état des lieux de nos différentes disciplines littéraires. Afin de contribuer à la Kulturkritik contemporaine, l’entretien portera sur trois concepts qui définissent largement la place que nos sociétés actuelles accordent à la représentation de la Shoah : l’esthétique, l’éthique et la politique.


Table des matières

5. Face à l’extrême, les lieux de la critique
Débat animé par Michael Rinn, avec la participation de Philippe Mesnard, Michael Rothberg, Emmanuelle Danblon, Jean-Paul Dufiet et Georges-Elia Sarfati

25. Écritures d’après Auschwitz
Philippe Mesnard

45. Stratégies de la rationalité discursive face à la représentation de l’extrême
Emmanuelle Danblon

69. L’effet de style. Au sujet du Sang du ciel de Piotr Rawicz
Michael Rinn

87. Entre l’extrême et l’ordinaire : le réalisme traumatique chez Ruth Klüger et Charlotte Delbo
Michael Rothberg

107. Questionner la limite. Sur une lettre de Robert Antelme
Georges-Élia Sarfati

125. La langue et l’extrême dans la version théâtrale de Se questo è un uomo de Primo Levi
Jean-Paul Dufiet

151. Abstracts

155. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 83, hiver 2007

L’extrême dans la littérature contemporaine. Le corpus de la Shoah en question

 

Philippe Mesnard
Écritures d’après Auschwitz

Dans le corpus testimonial produit par les survivants des camps de concentration nazis et du génocide des Juifs, on note un certain nombre de textes qui, pratiquant un mimétisme partiel, ne prétendent pas restituer fidèlement la réalité concentrationnaire, mais entendent s’interroger sur la qualité des souvenirs de cette réalité. On sent ainsi une tendance à se démarquer de ces traditions que sont le récit réaliste, la fonction référentielle et l’immersion fictionnelle. Leurs auteurs sont notamment Robert Antelme, Tadeusz Borowski, Charlotte Delbo, Zalmen Gradowski, Imre Kertész, Primo Levi, Piotr Rawicz. Ces textes portent en eux un potentiel critique. La présente étude vise à en dégager les principes stylistiques et les logiques sémantiques afin de mettre en évidence que le passage de l’expérience extrême dans le langage, en lequel consistent ces témoignages, répond à des exigences normatives et rationnelles, non à des questions d’indicibilité.

Writing in retrospect about Auschwitz

In the body of testimony produced by survivors of the Nazi concentration camps and the genocide of the Jews, one observes a certain number of texts which, by means of partial mimicry, do not claim to faithfully reproduce concentrationary reality ; their intention, rather, is to examine the quality of the memories of this reality. One also sees a tendency to break away from the traditions of the realistic narrative, the referential function and fictional immersion. The main authors are Robert Antelme, Tadeusz Borowski, Charlotte Delbo, Zalmen Gradowski, Imre Kertész, Primo Levi and Piotr Rawicz. These texts have inherent critical potential. The present study aims to pinpoint their stylistic principles and semantic logics in order to emphasize that the passage of extreme experience into language, which these testimonies consist of, responds to normative and rational exigencies, not to issues of unspeakableness.

***

Emmanuelle Danblon
Stratégies de la rationalité discursive face à la représentation de l’extrême

Cet article a pour ambition d’apporter un éclairage sur les capacités de la rationalité discursive face à la situation exceptionnelle de l’expérience concentrationnaire. L’hypothèse qui y est formulée est que cette expérience extrême est l’occasion de questionner la modernité sur la conception de la rationalité dont elle a hérité. Plus précisément, on essaie de montrer par des analyses rhétoriques et discursives que la fonction narrative du témoignage se comprend d’autant mieux quand on la replace dans la tradition de la rationalité indiciaire à laquelle la modernité aurait peut-être trop rapidement tourné le dos. Finalement, il y va d’une conception générale du rôle que peut endosser le témoignage dans les différentes institutions de la société.

Strategies of discursive rationality in the representation of the extreme

This article aims to shed light on the capacities of discursive rationality regarding the exceptional situation of concentrationary experience. The hypothesis presented is that extreme experience offers an opportunity to question modernity about the conception of rationality it has inherited. More precisely, the article attempts to demonstrate through rhetorical and discursive analyses that the narrative function of testimony can be better understood when it is replaced within the tradition of graded rationality that modernity has, perhaps, hastily dismissed. Finally, it discusses a general conception of the role testimony may assume in society’s various institutions.

***

Michael Rinn
L’effet de style. Au sujet du Sang du ciel de Piotr Rawicz

L’article propose une étude stylistique du Sang du ciel (1961) de Piotr Rawicz (1919-1982), s’interrogeant sur l’usage récurrent de l’ironie dans les récits du génocide. L’analyse d’une scène de massacre d’enfants juifs permet de situer l’ironie dans le cadre plus général d’une rhétorique de l’indicible spécifique aux récits du génocide : l’écriture du « faire comme si » l’on pouvait raconter ça là-bas vise à suspendre la lisibilité de la réalité représentée en brouillant les conventions du déjà-dit et du déjà-pensé par une modulation nouvelle des interférences esthétique et pathétique du discours littéraire. La réflexion cherche à montrer comment l’usage des figures par analogie comme la comparaison ou la métaphore produisent un effet de vide imaginaire par une déconstruction de la structure tropique, alors que l’ironie, au contraire, déclenche un effet d’indicible par un excès de lisiblité.

The effect of style. About Piotr Rawicz’s Sang du ciel

This article proposes a stylistic study of Piotr Rawicz’s (1919-1982) Sang du ciel [Blood from the sky] (1961) by examining the recurrent use of irony in narratives of the genocide. The analysis of a scene describing the massacre of Jewish children makes it possible to situate irony within the more general context of a rhetoric of the unspeakable that is specific to narratives about the genocide : writings on « doing as if » one could recount that over there aim to suspend the readability of the represented reality while blurring the conventions of the already-said and already-thought by a new modulation of the aesthetic and pathetic interferences of literary discourse. The discussion seeks to demonstrate how the use of figures by analogy like comparison or metaphor produces an effect of an imaginary void through a deconstruction of tropic structure, whereas irony, on the contrary, produces an effect of the unspeakable through an excess of readability.

***

Michael Rothberg
Entre l’extrême et l’ordinaire : le réalisme traumatique chez Ruth Klüger et Charlotte Delbo

Cet article entend montrer comment s’exprime, dans l’écriture du témoignage, une forme de « réalisme traumatique ». À la lumière d’une étude précise de certains passages des Mémoires de Ruth Klüger, Weiter leben [Refus de témoigner] et de la trilogie de Charlotte Delbo, Auschwitz et après, nous verrons comment chaque auteur tisse des liens entre l’extrême et l’ordinaire afin de représenter l’« univers concentrationnaire » nazi. Au surplus, les textes de Klüger et de Delbo offrent des matériaux à une entreprise critique s’inscrivant dans la mouvance des théories récentes du trauma, dont l’influence est considérable dans le champ des études culturelles ou littéraires. Alors que certains théoriciens envisagent la catégorie du trauma d’un point de vue totalisant et homogénéisant, les textes examinés ici nous invitent à penser la violence traumatique sous un angle différent. Ils permettent également de saisir la portée politique du témoignage et d’approfondir notre connaissance de la violence extrême tout en favorisant une meilleure reconnaissance sociale du contexte social post-traumatique.

Between the extreme and the everyday : Ruth Klüger’s and Charlotte Delbo’s traumatic realism

This essay develops an account of testimony as a form of « traumatic realism. » Based on close analysis of passages in Ruth Klüger’s memoir Weiter leben [Refusal to testify] and Charlotte Delbo’s trilogy Auschwitz et après, the essay reveals how each author interweaves the extreme and the everyday in order to portray the « concentrationary universe » of the Nazi camps. In addition, the texts of Klüger and Delbo provide resources for a critical engagement with influential recent theories of trauma in literary and cultural studies. While some theorists risk absolutizing and homogenizing the category of trauma, the texts discussed here help us to develop a differentiated account of traumatic violence. They also help us to reflect on the political impact of testimony. Traumatic realist texts, such as those by Klüger and Delbo, simultaneously produce knowledge of extreme violence and prompt public recognition of a post-traumatic social context.

***

Georges-Élia Sarfati
Questionner la limite. Sur une lettre de Robert Antelme

Cette étude approche les caractéristiques singulières par lesquelles une lettre de Robert Antelme, longtemps inédite, nous paraît annoncer la possibilité d’une conception autre de l’écriture. Par contraste avec la tradition littéraire dont elle se détache, la prise de parole qu’elle autorise scrute un horizon inédit au-delà d’une limite de l’humain que le XXe siècle semble léguer en héritage à tout écrivain. Par ce témoignage, toute initiative de dire assume la nécessité d’une paradoxale dignité de l’écrit. Le dépassement de la littérature peut désormais s’entendre comme indice privatif (l’a-littérature) d’une esthétique d’abord comprise comme soma. Plusieurs motifs l’attestent, à entendre comme un défi qu’il faut assumer ou indûment méconnaître : précarité de la parole, recul de la présence, épreuve de l’impudeur. Mais surtout, par l’exemple que lui confère Antelme, le questionnement de la limite, ou son savoir tacite, s’érige en titulature de tout geste d’écrire digne de ce nom.

Questioning the limit. On a letter by Robert Antelme

This study focuses on the singular characteristics whereby a letter from Robert Antelme, long unpublished, appears to herald the possibility of another conception of writing. In contrast with the literary tradition from which it breaks away, the letter employs a discourse that scrutinizes what lies beyond a limit of the human, which is the twentieth century’s apparent legacy to every writer. Thanks to this testimony, each initiative to speak out assumes the need for a paradoxical dignity of the written word. This transcending of literature can henceforth be seen as a privative sign (aliterature) of an aesthetic understood first and foremost as soma. Several motifs attest to it, seen as a challenge that must be taken up or ignored : the precariousness of speech, the distancing of presence, the ordeal of shamelessness. But above all, the questioning of the limit, or its tacit knowledge, sets itself up as the titulary of every act of writing worthy of the name.

***

Jean-Paul Dufiet
La langue et l’extrême dans la version théâtrale de Se questo è un uomo de Primo Levi

Dans l’adaptation théâtrale de son récit Se questo è un uomo, Primo Levi ne crée pas un langage de l’extrêmeavec le spectacle des corps suppliciés et des râles de la souffrance. C’est au contraire une véritable stratégie de l’énonciation, du dialogue et de la langue qu’il met en œuvre. En effet, sur scène, la première personne du récit est diffractée en plusieurs instances locutrices (un personnage d’auteur, un chœur, un déporté) ; le dialogue et la communication entre les déportés déploient, en direction du destinataire-spectateur, une fonction beaucoup plus heuristique qu’émotionnelle, et le babélisme provoqué par toutes les langues maternelles présentes à Auschwitz exprime le désir de préservation de l’humanité. De sorte que dans cette version dramatique, la langue de l’extrême entretient un rapport d’intelligence avec le destinataire-spectateur, tout en valorisant les éclats d’humanité des déportés.

Language and the extreme in the theatrical version of Primo Levi’s Se questo è un uomo

In the theatrical adaptation of his narrative Se questo è un uomo [If this is a man], Primo Levi does not create a language of the extreme through the spectacle of tortured bodies and groans of suffering. Instead, he brings into play a veritable strategy of enunciation, dialogue and language. Indeed, on stage, the story’s first person narrator is diffracted into several narrative authorities (an author, a choir, a deported individual) ; dialogue and communication among the deported deploy, for the sake of the addressee-spectator, a function that is much more heuristic than emotional, and the babel of voices triggered by all the mother tongues present at Auschwitz expresses a desire for the preservation of humanity. So it is that in this dramatic version, the language of the extreme maintains a rapport of intelligence with the addressee-spectator, while enhancing the sparks of humanity in and by the deported.