n° 81 / Libertinage et clandestinité à l’âge classique

Été 2006
Numéro préparé par
Sébastien Charles
Université de Sherbrooke

[Version numérique disponible sur Érudit]

Les textes retenus dans ce numéro font le point sur la littérature libertine et s’organisent autour de deux lignes interprétatives qui se différencient quant au traitement qu’ils proposent ou non du cartésianisme. La première ligne porte sur des textes clandestins dont la diffusion fut réservée à des cercles étroits de connaisseurs et qui se sont ébauchés sans référence explicite à la pensée cartésienne, et présentent les grandes thèses du libertinage. La seconde ligne, qui évoque également des textes aux thèses libertines, permet à l’inverse d’appréhender de manière explicite la question des rapports entre le cartésianisme et la pensée libertine et/ou clandestine.

Malgré toutes les utilisations différentes des arguments libertins, les textes de ce numéro prêchent en faveur d’une unité de ton du mouvement libertin et de son refus explicite de toute forme de dogmatisme philosophique. S’il faut renverser l’aristotélisme des scolastiques, c’est pour ouvrir de nouveaux horizons à la pensée, afin que la liberté de l’esprit l’emporte au final sur la rigidité des carcans philosophiques, de quelque allégeance qu’ils soient.


Table des matières

5 Liminaire
Sébastien Charles

15. Antonio Rocco, Alcibiade enfant à l’école. Clandestinité, irréligion et sodomie
Jean-Pierre Cavaillé

39. L’art d’ignorer : connaissance et opinion chez le Théophraste moderne
Miguel Benitez

77. Les manuscrits philosophiques clandestins : une pensée en mouvement. L’exemple de La religion chrétienne analysée et de ses paratextes
Maria Susana Seguin

97. Molière, comédie et philosophie : la communication en question
Olivier Bloch

119. Le Traité de l’infini créé et Malebranche : la subversion du sens
Antonella del Prete

143. Du matérialisme à l’immatérialisme : le problème âme-corps dans la philosophie clandestine
Sébastien Charles

Compte rendu

163. Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, édition établie et commentée par Camille Esmein, Paris, Honoré Champion, 2004
Roxanne Roy

167. Abstracts

171. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 81, été 2006

Libertinage et clandestinité à l’âge classique

 

Jean-Pierre Cavaillé
Antonio Rocco, Alcibiade enfant à l’école. Clandestinité, irréligion et sodomie

L’article est consacré à la fois à l’histoire de la publication clandestine d’Alcibiade enfant à l’école, du XVIIe siècle à nos jours, et à l’analyse de son dispositif fictionnel et de ses ressources argumentatives. L’ouvrage relate en effet l’entreprise de séduction amoureuse et sexuelle d’un maître de philosophie sur son jeune élève, Alcibiade, fondée sur la persuasion et l’efficacité d’une argumentation idoine, où la philosophie joue un rôle déterminant : un rationalisme foncièrement naturaliste au service d’une éthique résolument hédoniste. Par l’étroite association d’une initiation sexuelle et d’un apprentissage philosophique, ce livre contribue ainsi à la constitution d’un genre qui trouvera un expression ultérieure dans la Satire sotadique de Chorier (ou Académie des dames), Thérèse philosophe et les romans de Sade. On se propose ici de réfléchir sur le sens de la clandestinité de cette œuvre envisagée au premier chef dans sa composition même, comme discours puissamment transgressif, tout à la fois du fait de ses modes d’écritures, de sa représentation des mœurs et des idées exprimées, et rendu attractif pour ces raisons, mais contenant aussi en lui-même les modalités de son acceptabilité restreinte, comme un livret inoffensif de simple divertissement.

Antonio Rocco, Alcibiade enfant à l’école. Clandestinity, irreligion and sodomy

This article reviews the history of the clandestine publication of Alcibiade enfant à l’école [Alcibiades, the child in school] from the seventeenth century to the present, and offers an analysis of its fictional pattern and argumentative resources. The work, in fact, recounts a philosophy teacher’s emotional and sexual seduction of his young student, Alcibiades, a seduction based on the persuasiveness and effectiveness of convenient arguments, where philosophy plays a determining role : a fundamentally naturalistic rationalism in the service of a resolutely hedonistic code of ethics. By closely associating sexual initiation and philosophic learning, this book thus contributes to the creation of a genre that would subsequently find expression in Chorier’s Satire sotadique(or Académie des dames) [The Dialogues of Luisa Sigea (or The School of Women)], Thérèse philosophe[Therese the philosopher] and the novels of Sade. Our aim here is to focus on the meaning of the secret nature of this work, viewed first and foremost in its very composition as a powerfully transgressive discourse, both for its writing patterns and its representation of the customs and ideas expressed — and rendered attractive for these reasons — but also bearing within it the conditions of its restricted acceptability as a harmless piece of simple entertainment.

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Miguel Benítez
L’art d’ignorer : connaissance et opinion chez le Théophraste moderne

L’épistémologie qui s’annonce dans le Theophrastus redivivus semble entrer en contradiction avec la structure même de l’ouvrage. Son auteur y enseigne un empirisme rigide : les sens sont l’origine et la source de toute connaissance, et la connaissance proprement dite se réduit à l’intuition sensible. Tout ce que nous pouvons connaître ne dépasse donc pas l’évidence des sens : au-delà règne l’opinion, qui n’est pas vraie connaissance. Dans ces conditions, on peut s’étonner que Théophraste s’occupe de questions (l’éternité du monde, l’origine des religions ou la mortalité de l’âme) auxquelles son épistémologie ne pouvait donner aucune réponse. La position de Théophraste est assez ambiguë : parfois, il semble en être parfaitement conscient ; parfois, il affirme que ces doctrines sont établies par la raison naturelle elle-même, étroitement attachée aux sens. Ce faisant, Théophraste se place lui-même sur le terrain de l’opinion. S’il croit pouvoir le faire, c’est qu’en réalité la vérité de ces doctrines ne découle pas des arguments et des démonstrations avancées dans chaque cas, mais de l’inexistence des dieux, qui a été établie préalablement à partir de l’expérience : les dieux dont parlent les religions ne sont pas sensibles, et on ne saurait donc en former une véritable idée ; or, ce qui ne peut être connu de par sa nature même n’est pas. Malgré une démarche souvent erratique, Théophraste est sûrement conscient de cette logique : c’est pourquoi il dira à la fin que les choses qu’enseigne la religion ont été prouvées comme étant fausses non pas dans l’ensemble de l’ouvrage, mais précisément à l’endroit où il a été montré que les dieux ne sauraient être. Ainsi, la position de Théophraste est foncièrement sceptique, et l’examen débouche nécessairement sur un aveu d’ignorance concernant tout ce qui dépasse l’évidence immédiate des sens. Le sage sait que l’art d’ignorer est l’art de vivre.

The Art of not knowing : knowledge and opinion in the modern Theophrastus

The epistemology found in Theophrastus redivivus appears to contradict the very structure of the work. Its author teaches a rigid empiricism : the senses are the origin and source of all knowledge, and knowledge itself is nothing more than sensory intuition. Accordingly, we can only know based on the evidence of our senses : everything beyond that is opinion, which is not real knowledge. Under these conditions, it is surprising that Theophrastus concerns himself with questions (the eternity of the world, the origin of religions or the mortality of the soul) to which his epistemology offers no answer. His position is rather ambiguous : at times he seems perfectly aware of this ; at others he affirms that these doctrines are established by natural reason itself, which is closely linked to the senses. As a result, Theophrastus places himself in the arena of opinion. If he feels justified in so doing, it is because, in reality, the truth of these doctrines does not flow from the arguments and demonstrations put forth in each case, but from the non-existence of the gods, which has previously been established by experience : the gods of religion cannot be perceived, and therefore we cannot form a genuine idea about them. Now, what cannot become known through its very nature does not exist. Despite an often erratic approach, Theophrastus is certainly aware of this logic : this is why he states at the end that the teachings of religion have been proven false, not in the work as a whole, but at the precise place where it is shown the gods cannot exist. Thus, Theophrastus’s position is fundamentally sceptical, and the study necessarily begins with a confession of ignorance about everything that cannot be perceived beyond the senses. The sage knows that the art of not knowing is the art of living.

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Maria Susana Seguin
Les manuscrits philosophiques clandestins : une pensée en mouvement. L’exemple de La religion chrétienne analysée et de ses paratextes

La nature mouvante des manuscrits philosophiques clandestins rend l’étude des textes aussi difficile que passionnante. L’analyse des différentes copies d’un même texte révèle des variantes significatives qui ne sont pas seulement le fait des erreurs de la part des copistes, mais de l’intervention des lecteurs philosophes, prêts à réécrire les manuscrits qu’il lisent et qui peuvent, de ce fait, changer de manière plus ou moins sensible l’orientation philosophique du texte source, voire donner naissance à un nouveau traité. Cet article se propose d’analyser ce phénomène à travers l’exemple paradigmatique d’une série de manuscrits (La religion chrétienne analysée, les Notes, les Preuves et La foi anéantie) qui illustrent également la radicalisation de la critique philosophique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

The Clandestine philosophical manuscripts : thought in the process of change. The example of The Christian religion analyzed and its paratexts

The shifting nature of the clandestine philosophical manuscripts makes the study of the texts as difficult as it is exciting. The analysis of various copies of a same text reveals significant variations stemming not only from errors by the copyists, but from the intervention of philosopher-readers who were prepared to rewrite the manuscripts they were reading and who could, as a result, change the philosophic orientation of a source text to a greater or lesser extent, even going so far as to create a new treatise in the process. This article aims to analyze this phenomenon using the paradigmatic example of a series of manuscripts (La religion chrétienne analysée [The Christian religion analyzed], the Notes, the Preuves [Proofs] and La foi anéantie [The faith destroyed]) that also illustrate the radicalization of philosophical criticism in the second half of the eighteenth century.

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Olivier Bloch
Molière, comédie et philosophie : la communication en question

Une part essentielle du comique de Molière met en jeu l’incommunicabilité sous tous ses aspects. Cette thématique répond à la problématique de la communication inscrite dans la philosophie cartésienne sous la forme de la communication entre les idées et les vérités, entre les corps et les mouvements, entre le corps et l’esprit, problématique qui donne lieu dans les années de la production de Molière à la naissance des doctrines occasionalistes, dont on trouve la trace dans ses comédies : cette philosophie et ce théâtre-là manifestent une même crise de la communication, typique du passage d’une société et d’une civilisation à une autre.

Molière, comedy and philosophy : communication in question

An essential part of Molière’s comedy involves incommunicability in all its aspects. This set of themes deals with the issue of communication viewed in Cartesian philosophy as the communication between ideas and truths, bodies and movements, body and spirit, an issue that during Molière’s productive period gave rise to the birth of occasionalistic doctrines, a trace of which can be found in his comedies : this philosophy and theatre demonstrate a similar crisis of communication, typical of the passage from one society and civilization to another.

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Antonella Del Prete
Le Traité de l’infini créé et Malebranche : la subversion du sens

Le rapport entre l’Infini créé et Malebranche est aussi étroit que complexe. Ce traité a en effet circulé et a été imprimé sous le nom de l’Oratorien, supercherie manifeste pour les plus fins connaisseurs de la pensée de Malebranche, mais qui, pourtant, a paru très convaincante à d’autres contemporains. Cette relation est toutefois complexe, car il ne s’agit nullement d’une simple reprise des thèses de l’Oratorien, mais d’une appropriation de certaines théories, utilisées dans un contexte qui en bouleverse radicalement le sens. Notre but est d’explorer quatre thématiques : le nécessitarisme, la théorie de la pluralité des mondes, la thèse de l’infinité et de l’éternité de l’univers, la noétique.

The Traité de l’infini créé (Treatise on the Created Infinite) and Malebranche : the subversion of meaning

The relation between the Treatise on the Created Infinite and Malebranche is as narrow as it is complex. This treatise did in fact circulate and was printed under the name of the Oratorian, an obvious hoax for those with a solid knowledge of Malebranche’s philosophy, but which appeared very convincing, nevertheless, to other contemporaries. The relation is complex, however, because it is by no means a mere recapitulation of the Oratorian’s theses, but involves, rather, an appropriation of certain theories used in a context in which their meaning is radically reversed. Our aim is to explore three sets of themes relative to the Oratorian’s noetics : necessitarianism, the theory of the plurality of worlds and the thesis of infinity and eternity of the world.

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Sébastien Charles
Du matérialisme à l’immatérialisme : le problème âme-corps dans la philosophie clandestine

Parmi l’ensemble des manuscrits clandestins à notre disposition, la grande majorité des textes adopte une position matérialiste quant au rapport entre l’âme et le corps. Cette position est souvent défendue à partir d’une critique du dualisme cartésien dont on mentionne les difficultés qui ressortissent à l’union improbable de deux substances ontologiquement différentes. Mais cette lecture n’épuise pas l’ensemble des réactions nées des difficultés du dualisme cartésien. À cet égard, l’étude des Réflexions morales et métaphysiques sur les connaissances de l’homme permet de complexifier l’analyse. De fait, ce manuscrit cherche à tracer une voie médiane entre matérialisme et idéalisme d’où découle une métaphysique proprement originale, cherchant à réconcilier l’idéalisme de Malebranche et le panthéisme de Spinoza, et témoignant par là de la richesse et de la nouveauté de certaines réflexions clandestines.

From materialism to immaterialism : the body-soul issue in clandestine philosophy

Among the set of clandestine philosophical manuscripts at our disposal, the vast majority of texts adopt a materialistic position regarding the relation of body and soul. This position is often defended with a critique of Cartesian dualism that highlights the difficulties that emerge from the improbable union of two ontologically different substances. But this reading does not exhaust all the reactions provoked by the difficulties of Cartesian dualism. In this regard, the study of Réflexions morales et métaphysiques sur les connaissances de l’homme[Moral and metaphysical meditations on the subject of human knowledge] makes it possible to complexify analysis. This manuscript, in fact, seeks to plot a middle road between materialism and idealism that will lead to a metaphysics unique in itself, one that strives to reconcile Malebranche’s idealism and Spinoza’s pantheism, thereby testifying to the richness and originality of certain clandestine meditations.