n° 73 / Histoires naturelles

Automne 2003
Numéro préparé par
Jacques PAQUIN
Université du Québec à Trois-Rivières

[Version numérique disponible sur Érudit]

La réflexion de ce numéro prend sa source dans l’interrogation suivante : comment les textes littéraires ou philosophiques représentent-ils l’un ou l’autre aspect de cette science somme toute protéiforme et constituée d’épisodiques ruptures épistémologiques ? Ces textes deviennent-ils ou proposent-ils, à leur tour, des histoires naturelles ? Les mondes représentés projettent-ils une image significative des savoirs environnants ? À tout le moins, on peut avancer qu’en décalquant les présupposés scientifiques ou philosophiques des investigations de l’histoire naturelle, ces textes révèlent, à l’instar de l’épistémologie, l’historicité de l’idée de nature, comme ils mettent en valeur, par un renversement qui n’a rien de surprenant, l’usage de l’artifice et du mythe pour y arriver.

Ce numéro s’intéresse donc aussi aux histoires — entendues cette fois comme fictions — naturelles, dont l’objet est susceptible d’apporter un éclairage nouveau sur les rapports entre les sciences du vivant et leur transformation en savoirs philosophiques ou fictifs.


Table des matières

5. Liminaire
Jacues Paquin

9. Diderot et le temps qu’il fait : portrait de l’écrivain en météorologue
Thierry Belleguic

39. Du vivant et du visible : les Histoires naturelles de Jules Renard, de Henri Michaux et de Pierre Morency
Jacques Paquin

59. La vulgarisation des sciences naturelles et les écrits pour la jeunesse, de Maxine à Nicole M.-Boisvert : éloge romantique de la nature ou critique du progrès ?
Lucie Guillemette

93. La fin de l’histoire (naturelle) : Les particules élémentaires de Michel Houellebecq
Laurence Dahan-Gaida

Hors dossier

117. La métamorphose (ou la vision) de Denis Diderot
Michèle Bocquillon

Comptes rendus

137. Franck Salaün (sous la dir. de), Marivaux subversif?, Paris, Éditions Desjonquières, coll. « L’esprit des Lettres », 2003
Marie-Lise Laquerre

141. Michel Camus, Transpoétique. La main cachée entre poésie et science, Montréal, Éditions Trait d’union, coll. « Spirale », 2002
François Mireault

145. Abstracts

149. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 73, automne 2003

Histoires naturelles

 

Thierry Belleguic
Diderot et le temps qu’il fait : portrait de l’écrivain en météorologue

Dire les histoires de la nature au siècle des Lumières, qui fut l’âge d’or de ces grands récits, c’est nécessairement penser aux temps-vecteurs qui en rendent possibles les divers déploiements. Mais dire ces histoires, ce n’est pas seulement penser le « temps qu’il est » : c’est aussi, en ces temps où émerge une science de la terre qui s’efforce de mesurer les effets des éléments et des climats sur la nature, donner au « temps qu’il fait » la part qui lui échoit. À travers une rapide étude du statut météorologique de la fiction diderotienne, nous proposons de voir l’émergence de cette nouvelle science du temps dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le symptôme d’une interrogation nouvelle sur la place du sujet dans le monde ainsi que sur les modalités et les conditions du savoir de ce sujet sur le monde.

Diderot and the Weather : Portrait of the Writer as Meteorologist

To tell stories about nature during the century of the Enlightenment, the golden age of those great narratives, is necessarily to think of the vectors of time that allowed for their various unfoldings. But to tell these stories is not only to think of the « weather that is », but also — in these times when a science of the earth is emerging that strives to measure the effects of climate and the elements upon nature — to give « what the weather is like » its proper due. We propose, through a brief study of the meteorological status of Diderot’s fiction, to see in the emergence of this new science of weather during the second half of the eighteenth century the symptom of a new questionning regarding the place of the weather in the world and the modalities and conditions of knowledge about the subject on the world.

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Jacques Paquin
Du vivant et du visible : les Histoires naturelles de Jules Renard, de Henri Michaux et de Pierre Morency

Cette étude s’interroge sur le sens q’il faut attribuer à des écrits (poésie et essai) dont les intitulés les présentent comme des histoires naturelles (Histoires naturelles de Renard, « Histoire naturelle », « Notes de zoologie » et « Notes de botanique » de Michaux, et Histoires naturelles du Nouveau Monde de Morency). Envisagés comme des textes descriptifs dans lesquels le regard de l’observateur occupe une fonction déterminante, ces histoires naturelles, tout en se réclamant d’une science historiquement datée, proposent une connaissance lyrique de la nature qui a pour ambition d’accomoder une démarche rationnelle et une posture contemplative. d’où le passage incessant entre connaissance et reconnaissance des objets soumis à l’investigation du sujet observant.

On the Living and the Visible : the various Histoires naturelles of Jules Renard, Henri Michaux and Pierre Morency

This study examines the meaning that must be ascribed to writings (poetry and essays) whose titles represent them as natural histories (Renard’s Histoires naturelles, Michaux’s « Histoire naturelle », « Notes de zoologie » and « Notes de botanique », and Morency’s Histoires naturelles du Nouveau Monde). Intended as descriptive texts in which the eye of the observer plays a determining role, these natural histories, while claiming to reprensent a historically dated science, propose a lyrical knowledge of nature that aims to accomodate both a rational approach and a contemplative position. Hence the incessant back-and-forth between knowledge about, and acknowledgement of, the objects submitted to the observing subject for investigation.

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Lucie Guillemette
La vulgarisation des sciences naturelles et les écrits pour la jeunesse, de Maxine à Nicole M.-Boisvert : éloge romantique de la nature ou critique du progrès ?

Cet article s’attarde à la représentation du monde de la nature dans des fictions pour la jeunesse publiées au Québec. Dans le cadre d’une étude consacrée à la vulgarisation des sciences naturelles, l’œuvre de Nicole M.-Boisvert demeure incontournable dans la mesure où la production romanesque de l’écrivaine s’alimente de ses multiples voyages à travers le monde. À l’encontre de l’homme, qui a tenté depuis des siècles d’affirmer la supériorité de la raison en exerçant un contrôle sur la nature, les jeunes filles représentées dans les récits de Boisvert cherchent à protéger l’environnement et les espèces animales qui y évoluent. Si une telle pratique discursive prend la forme d’une critique de la modernité et de la raison instrumentale, elle confère une portée éthique aux actions des protagonistes engagées dans un processus de création. À l’exemple des naturalistes qui, au fil de leurs découvertes, inventoriaient les espèces animales pour en livrer un classement systématique, les jeunes personnages féminins glanent des données issues de l’encyclopédie des sciences naturelles, afin de montrer que la nature non humaine possède une valeur propre, hors du champ utilitariste, et qu’à ce titre elle doit être respectée.

The Popularization of the Natural Sciences and Writings for Young People from Maxine to Nicole M.-Boisvert : Romantic Praise of Nature or Criticism of Progress ?

This article examines the representation of the world of nature in fiction for young people published in Quebec. The work of novelist Nicole M.-Boisvert is critical to a study of the popularization of the natural sciences to the extent it was inspired by her many trips throughout the world. Unlike men, who have attempted for centuries to affirm their superiority by controlling nature, the young girls in Boisvert’s stories seek to protect the environment and the animal species that evolve in it. If this narrative practice takes the form of a criticism of modernity and of reason as instrument, it confers an ethical character on the actions of the protagonists engaged in a process of creation. Like the naturalists who inventoried animal species as they were discovered with the aim of systematic classification, the young female characters cull data from the encyclopaedia of natural sciences to demonstrate that non-human nature possesses value in and of itself, apart from any utilitarian purpose, and that it must be respected accordingly.

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Laurence Dahan-Gaida
La fin de l’histoire (naturelle) : Les particules élémentaires de Michel Houellebecq

Dans Les particules élémentaires, Michel Houellebecq imagine une nouvelle humanité, délivrée de l’individualisme grâce à une mutation biologique qui a su exploiter les paradoxes de la physique quantique : la thèse de la non-séparabilité quantique en particulier est mobilisée pour promouvoir une nouvelle ontologie et l’image de nouveaux rapports entre les hommes. Dans cet article, les savoirs issus de la biologie moléculaire et de la physique quantique sont analysés en tant qu’instruments d’une refonte ontologique qui a pour corrolaire une nouvelle conception de l’évolution : en effet, le basculement vers la post-humanité, qui marque l’entrée dans la post-histoire, met également fin à l’« histoire naturelle », à laquelle se substitue une histoire « méta-naturelle ».

The End of (Natural) History : Michel Houellebecq’s Les particules élémentaires

In Les particules élémentaires (The Elementary Particles), Michel Houellebecq imagines a new humanity, freed from individualism thanks to a biological mutation that has been able to exploit the paradoxes of quantum physics : the thesis of quantum nonseparability in particular is mobilized to promote a new ontology and the image of new relations between men. In this article, knowledge resulting from molecular biology and quantum physics is analysed as the instrument of an ontological recasting that has as its corollary a new concept of evolution — that the swing towards post-humanity, which marks the entrance to post-history, also puts an end to « natural history », replacing it instead with « meta-natural » history.

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Michèle Bocquillon
La métamorphose (ou la vision) de Denis Diderot

Diderot se pose en rival de Greuze dans le commentaire du tableau jeune fille envoyant un baiser […] (Salon de 1765). En effet, Diderot repeint le tableau sur la toile de ses affects et de cette création fantasmatique surgit son désir pour la jeune fille à laquelle il s’identifie. Il voudrait l’« absorber », mais se laisse lui-même « absorber » par la scène et s’insinue ainsi de l’autre côté du cadre. Fidèle au principe de la ligne ondoyante qui est, selon lui, signe de vie, Diderot, tel « le serpent qui vit », se coule par l’entremise de la caresse de son regard sur le corps féminin. La jeune fille, quand à elle, manipule de façon suggestive une lettre qu’elle vient de recevoir, lettre dont Diderot néglige toute la portée. En effet, cette lettre est le substitut du rival réel et invisible de Diderot : celui qui, au-delà de la position du spectateur dans l’espace, se trouve suspendu au bout du regard de la jeune femme, qui est le seul être qu’elle daigne regarder. Cette lettre palpée de manière significative en dit long sur son désir à elle (elle-même objet de son désir) qui est « hors d’œuvre » : la lettre devient à la fois métonymie du corps absent de l’aimé et métaphore de son corps à elle, présent dans toute la force de son désir.

The Metamorphosis (or Vision) of Denis Diderot

Diderot presents himself as Greuze’s rival in his commentary on the painting jeune fille envoyant un baiser… (Salon de 1765). Indeed, Diderot « repaints » the canvas with his own emotions, and from this fanciful creation springs his desire for the young woman, with whom he identifies. He wishes to « absorb » her but he is himself « absorbed » by the representation and therefore insinuates himself into the other side of the painting. Faithful to the principle of the wavy line — which he views as a sign of life — Diderot, like « the serpent that lives, » slides onto the female body through his caressing gaze. The young woman, for her part, suggestively holds a letter she has just received, a letter whose significance is lost on Diderot. Indeed, this letter is the substitute for Diderot’s real and invisible rival : he who, beyond the spectator’s position in space, is the object of the young woman’s gaze, who is the only being she deigns to look upon. This meaningfully handled letter says much about the woman’s own desire (herself the object of desire), which lies outside the picture : the letter becomes at once the metonymy of the absent body of her lover and the metaphor of her own body, present in the full force of its desire.