n° 71 / Figures de l’exil dans les littératures francophones

Hiver 2003
Numéro préparé par
Kanaté DAHOUDA
Collèges universitaires Hobart and William Smith, Geneva, New York

[Version numérique disponible sur Érudit]

CLa métaphore de l’exil constitue une figure majeure des littératures francophones, où elle s’élabore dans la mémoire d’un espace intérieur ou dans l’appréhension d’un territoire à la fois géographique et imaginaire. C’est une figure double, négative et positive, habitée en l’occurrence par l’écrivain francophone comme symptôme d’une dépossession, d’un manque, en bref d’une incomplétude qui inspire par ce fait même les promesses d’une écriture où s’énonce, sur le mode utopique, l’aventure d’une conscience subjective en quête d’un épanouissement individuel ou collectif.

Des chercheures et des chercheurs ont donc réfléchi aux façons multiples par lesquelles cette figure s’écrit dans les œuvres francophones comme l’événement d’une prise de conscience identitaire. Les contributions reçues portent sur les littératures francophones produites par des écrivains originaires du Québec, des Antilles, du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne et du Vietnam.


Table des matières

5. Liminaire
Kanaté Dahouda

13. Tahar Ben Jelloun : l’architecte de l’apparence
Kanaté Dahouda

27. Dire et lire l’exil dans la littérature africaine
Justin K. Bisanswa

41. Tierno Monénembo : la lettre et l’exil
Sélom Komlan Gbanou

63. Dany Laferrière exilé au « Pays sans chapeau »
Katell Colin-Thébaudeau

79. Linda Lê ou Les jeux de l’errance
Marie-France Étienne

Hors dossier

93. Le récit de vie en classe de littérature : regards sur l’autre et images de soi
Noëlle Sorin

Compte rendu

107. Philippe Ortel, La littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Photo », 2002
Hélène Védrine

111. Abstracts

115. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 71, hiver 2003

Figures de l’exil dans les littératures francophones

 

Kanaté Dahouda
Tahar Ben Jelloun : l’architecture de l’apparence

Cet article propose de relire un roman qui occupe une place de choix dans la littérature maghrébine : L’enfant de sable (1985) de Tahar Ben Jelloun. Dans la perspective de cette relecture, il s’agit d’interroger dans la socialité de ce texte un certain mode d’être de la conscience marocaine, à travers notamment la relation identitaire qu’elle entretient avec la corporéité. À la faveur d’une étude des fonctions idéologiques de la figure double d’Ahmed, le héros du roman, l’article vise à montrer que ce mode d’être implique une relation de pouvoir et une forme d’incomplétude existentielle qui circulent dans une architecture sociale placée sous l’empire des apparences. Comment rompre avec le sentiment d’étrangeté à soi, à l’autre et à la pluralité inspiré par une sémiologie des fausses évidences qui entourent d’une aura problématique le statut social de son corps ? Voilà le défi qu’Ahmed devra relever pour faire accéder son identité ambiguë à une forme possible d’unité et de transcendance, vierge de toute trace d’aliénation ou d’exil.

Tahar Ben Jelloun : The Architecture of Appearance

This article proposes a re-reading of a novel that occupies a prominent place in North African literature — The Sand Child (1987) by Tahar Ben Jelloun. With respect to this, we question in the sociality of this text a certain mode of being of Moroccan consciousness, notably through the identitary relationship it entertains with corporeity. By studying the ideological functions of the double figure of Ahmed, the hero, this article aims to demonstrate that this mode of being involves a power relation and a form of existential incompleteness that pervade a social architecture governed by appearances. How can one break free from a feeling of foreignness to the self, the other and the pluralism inspired by a semiology of false evidence that makes the social status of one’s body a problem ? This is the challenge that Ahmed must meet to give his ambiguous identity possible unity and transcendence, free from any trace of alienation or exile.

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Justin K. Bisanswa
Dire et lire l’exil dans la littérature africaine

Cet article se propose de montrer comment la relation des écrivains africains à l’exil est, à bien des égards, ambiguë et fantasmatique. L’exil provoque un désenchantement : l’ailleurs entre en tension avec l’ici et dit l’achèvement d’un mouvement de l’ailleurs vers l’ici (et sa fusion dans l’ici : l’ailleurs devient l’ici), tout en mimant aussi l’achèvement du voyage de l’ailleurs à l’ici. Cette tension engendre un effet de rupture entre la mémoire de l’ailleurs et celle de l’ici, et dit la saisie d’un monde surprenant, sans repères. L’exil n’est plus un problème de soi à la terre ou à la culture étrangères, mais de soi à soi. Nous voilà donc loin des concepts d’errance, de rhizome, de nomadisme, alors que nous interpelle désormais l’idée de traversée.

Talking and Reading about Exile in African Literature

This article proposes to show how African writers’ relationship to exile is, in many respects, ambiguous and fantastical. Exile gives rise to disenchantment : the elsewhere enters into tension with the here and talks of the completion of a movement from the elsewhere towards the here (and its fusion in the here : the elsewhere becomes the here), while miming as well the completion of the journey from the elsewhere to the here. This tension produces an effect of rupture between the memory of the elsewhere and that of the here, and tells of grasping a surprising world, with no reference points. Exile is no longer a problem of self to foreign earth or culture, but of self to self. This brings us far, therefore, from the concepts of wandering, rhizome, nomadism, since what concerns us henceforth is the idea of crossing over.

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Sélom Komlan Gbanou
Tierno Monénembo : la lettre et l’exil

Dans son rapport à l’exil, Tierno Monénembo se réfère constamment aux expériences qu’il a vécues au moment où il a fui la dictature de son pays pour un périple qui semble ne plus devoir finir. Chez lui, l’exil est un lieu qui engage l’écrivain, au même titre que ses personnages, à interroger la problématique identitaire, l’invitant ainsi à défier le vide pour mieux se mettre en quête d’un asile et de modèles auxquels il puisse s’identifier et qui le sauvent des béances de la mémoire et de l’histoire. Suivant cette perspective, l’écriture devient un jeu d’autofiction permettant au romancier franco-guinéen d’investir ses différents protagonistes des malaises que lui inspire l’exil et qui déterminent une quête identitaire se déclinant sur le mode de l’errance et de l’indécidable.

Tierno Monénembo : Letter and Exile

In his relation to exile, Tierno Monénembo refers constantly to his experiences at the time he fled the dictatorship of his country and began a journey that appears to have no end. For him, exile is a place that leads the writer, like his characters, to reflect upon the issue of identity, therefore inviting him to challenge the void and begin a better search for a refuge, and for models with whom to identify and who can save him from the gaps of memory and history. Accordingly, writing becomes a game of self-invention, allowing the Franco-Guinean novelist to invest his various protagonists with his own exile-related anxieties, which determine a quest for identity based on the form of the wandering and the undecidable.

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Katell Colin-Thébaudeau
Dany Laferrière exilé au « Pays sans chapeau »

Nous proposons d’interroger le paradigme de l’exil tel que décliné dans la littérature de la diaspora haïtienne francophone. La réflexion s’articule principalement autour d’une analyse à la fois thématique et formelle de Pays sans chapeau (1996), roman de Dany Laferrière. Celui-ci retrace le retour d’un narrateur vers son île d’origine, qu’il a désertée vingt ans plus tôt. Dans cette œuvre, le motif de l’exil, trop ancré dans l’imaginaire collectif et le vécu haïtiens, n’est plus guère susceptible de métaphorisation. Il résulte de ce fait que l’exploitation d’un tel motif dans la littérature romanesque peut avoir pour conséquence de faire encourir à l’écrivain lui-même le risque d’une condamnation au silence et d’une assignation au mutisme.

Dany Laferrière exiled in the « Pays sans chapeau »

Our purpose here is to reflect on the paradigm of exile as it is stated in the literature of the French Haitian diaspora. The study focuses mainly on a thematic and formal analysis of Dany Laferrière’s novel Pays sans chapeau [Country without a Hat] (1996). The author describes the return of a narrator to his native island after an absence of twenty years. In this novel, the motif of exile, too deeply anchored in the collective imagination and experience of Haitians, is no longer subject to metaphorization. Thus, the use of such a motif in fiction may result in the author himself being condemned to silence.

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Marie-France Étienne
Linda Lê ou Les jeux de l’errance

L’écriture de Linda Lê, écrivaine francophone d’origine vietnamienne, est une écriture nomade et son langage est celui de l’exil. Dans le monde de l’exil, les mots ne font plus corps avec la réalité, mais signifient toujours l’ailleurs. Cet article suit le cheminement chaotique d’un sujet multiforme en route vers son histoire et son avenir, et qui tente de trouver la voix (la voie) qui le définit. Refusant la nostalgie de l’ailleurs, Lê se tient sur le seuil-frontière d’un monde hybride, dans l’entre-deux où toutes les possibilités du devenir et la multiplicité du sens s’affirment.

Linda Lê, or the Games of Wandering

The writing of Linda Lê, a French writer of Vietnamese origin, is a nomad writing, and its language is that of exile. In the world of exile, words are no longer one with reality, but always signify the elsewhere. This article follows the chaotic evolution of a multi-sided subject en route to her history and her future, who attempts to find a defining voice (voix), a defining way (voie). Refusing a nostalgia for the elsewhere, Lê positions herself on the frontier of a hybrid world, in a between-two-worlds where all possibilities for becoming and the multiplicity of meaning are affirmed.

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Noëlle Sorin
Le récit de vie en classe de littérature : regards sur l’autre et images de soi

D’une part, l’apprentissage de la lecture littéraire sollicite des normes génériques qui sont autant d’opérateurs de lisibilité, de sorte que leur construction chez les élèves est essentielle. D’autre part, l’acquisition tout aussi essentielle de valeurs culturelles autres requiert elle aussi un certain apprentissage. En ce sens, l’enseignement de la littérature pourrait, dès le niveau primaire, procéder en se référant d’abord aux genres et, plus spécifiquement, à celui du récit de vie, de manière à favoriser l’ouverture à l’Autre et à ceux qui portent en eux leur ailleurs. Qu’il s’agisse d’une traduction ou qu’il appartienne à l’écriture migrante, le récit de vie se révèle un outil précieux en classe pour lire le littéraire, mais aussi pour lire l’Autre et s’ouvrir à la différence. Le récit de vie s’articule notamment autour d’un double noeud didactique, celui de l’en dedans, son appartenance générique, et celui de l’en dehors, la rencontre entre deux cultures, celle de l’écrivain et celle du lecteur. Du moins est-ce là ce que montrent deux œuvres dont on propose l’examen : Que cent fleurs s’épanouissent (1990) de Feng Ji Cai et La mémoire de l’eau (1992) de Ying Chen.

The Life Story in Literature Class : Glimpses of the Other and Views of the Self

On one hand, the learning of literary reading involves generic norms that are operators of readability, which makes their construction by students essential. On the other hand, the acquisition of different cultural values — every bit as essential — also requires a certain learning. In this sense, the teaching of literature may, beginning in primary school, be done by referring first to genres and, more specifically, to the genre of the life story, so as to encourage an opening to the Other and to those who carry their elsewhere within themselves. Whether it is a translation or the writings of an immigrant, the life story proves an invaluable tool in class for reading literature, but also for reading the Other and opening oneself to the different. The life story centres, mainly, around a double didactic knot, that of the within — its generic category — and that of the without — the meeting between two cultures, that of the writer and that of the reader. At least this is what is demonstrated by the two works examined : Que cent fleurs s’épanouissent [May A Hundred Flowers Bloom] (1990) by Feng Ji Cai and La mémoire de l’eau [The Memory of Water] (1992) by Ying Chen.