n° 70 / La science des écrivains

Automne 2002
Numéro préparé par
Jean-François CHASSAY
Université du Québec à Montréal

[Version numérique disponible sur Érudit]

Depuis toujours, la littérature puise dans l’activité scientifique des modèles, des formes, des métaphores. Les études réunies dans le dossier de ce numéro examinent, à travers différents textes de fiction, comment s’expriment les modalités d’un imaginaire scientifique. D’ailleurs, comme l’écrit le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, « en un temps où notre condition, notre vie, sont soumises de plein fouet à l’impact de la technoscience, je crois […] que la littérature peut nous en donner une connaissance « plus complexe et plus juste » que beaucoup d’analyses théoriques ».

On trouve, hors dossier, une analyse des Cendres bleues de Jean-Paul Daoust et le Précis de grammaire tensive que Claude Zilberberg a rédigé à la demande de Tangence afin de faire le point sur la constitution de cet important pan de théorie.


Table des matières

5. Liminaire
Jean-François Chassay

9. La science en creux
Jean-François Chassay

31. Tous les noms de Saramago : la complexité des archives ou les archives de la complexité
Carolina Ferrer

53. Le sang dans Les diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly
Claude Coste

67. Doléances d’un surhomme ou La question de l’évolution dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq
Kim Doré

Hors dossier

87. Les cendres bleues. Du rapport d’un « Poème érotique » et d’un « Poème policier »
André Gervais

111. Précis de grammaire tensive
Claude Zilberberg

Compte rendu

145. Guy Spielman, Le jeu de l’ordre et du chaos. Comédies et pouvoirs à la fin de règne, 1673-1715, Paris, Honoré Champion, 2002, 605 p.
Isabelle Billaud

149. Abstracts

153. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 70, automne 2002

La science des écrivains

 

Jean-François Chassay
La science en creux

Cet article, qui prend appui sur le premier roman de Jean Echenoz, Le méridien de Greenwich, s’intéresse particulièrement au statut du chercheur scientifique et à la place qu’il occupe dans le champ social. Après avoir abordé cette question dans une perspective d’abord sociologique, l’article examinera quelques effets particuliers de « l’imaginaire de la science », dans la société occidentale, qui se manifestent dans le roman alors que le pouvoir intellectuel d’un scientifique est en jeu.

Science in Relief

This article is based on Jean Echenoz’s first novel, Le méridien de Greenwich (1979), and focuses on the status of the scientific researcher and his/her place in the social domain. The article first examines this issue from a sociological perspective, then examines a few particular effects of « science fiction » in Occidental society, effects manifested in the novel while the intellectual power of a scientist is at stake.

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Carolina Ferrer
Tous les noms de Saramago : la complexité des archives ou les archives de la complexité

Cette étude propose d’examiner comment la théorie de la complexité traverse le roman de Saramago, qui résulte d’un fertile croisement entre science et littérature, non seulement du point de vue du contenu mais aussi quant à la technique narrative employée par l’auteur. L’article identifie les divers systèmes qui jalonnent le texte, les agents qui y participent, leurs modes d’interaction et leurs modèles internes. Finalement, il apprécie comment le « bruit », qui s’introduit à la suite de maintes transgressions des règles prévalant dans ces systèmes, met en branle une dynamique non linéaire qui conduit le roman à un dénouement tout à fait insoupçonné.

Saramago’s All the Names : the Complexity of Archives or the Archives of Complexity

This article purports to examine how the theory of complexity informs Saramago’s novel (1997), the result of a fertile overlapping of science and literature regarding both content and narrative technique. The article identifies the various systems present throughout the text and the agents that participate in them as well as their modes of interaction and internal models. Finally, it appreciates how « noise », introduced following the many transgressions of the rules that prevail in these systems, triggers a non-linear dynamic that brings the novel to quite an unexpected conclusion.

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Claude Coste
Le sang dans Les diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly

Présence physiologique ou métaphorique, le sang est partout dans Les diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly. Véritable mot mana, mot vide, mot de passage qui peut recevoir toutes les significations et occuper toutes les fonctions, le mot « sang » renvoie aux réalités les plus opposées. Symbole ambivalent d’un siècle déboussolé par la Révolution, le sang matérialise à la fois la vie et la mort, l’héroïsme et la ruse, le pur et l’impur, le Christ et la femme. Dans une époque désenchantée, l’écrivain n’a pas d’autre choix que de faire saigner les mots, de faire tourner les signes, d’inventer une nouvelle théologie et une nouvelle rhétorique.

Blood in Les diaboliques by Jules Barbey d’Aurevilly

Blood is the physiological or metaphorical presence that informs Les diaboliques (1874) by Jules Barbey d’Aurevilly. A veritable mana word, empty word, word of passage that can take on all meanings and fulfil all functions, the word « blood » refers to completely opposing realities. The ambivalent symbol of a century torn apart by the Revolution, blood materializes both life and death, heroism and treachery, pure and impure, Christ and woman. In an era when all illusion has been lost, the writer’s only choice is to wring blood from words, upset signs, invent a new theology and a new rhetoric.

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Kim Doré
Doléances d’un surhomme ou La question de l’évolution dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq

Entre le laboratoire du chercheur et l’espace narratif du roman subsiste une volonté commune de révéler, d’organiser et de structurer les objets auxquels la pensée s’attache. Évidemment, alors que la science espère des résultats ou suscite des applications techniques, la fiction exploite davantage le territoire de l’expérience. Les particules élémentaires de Michel Houellebecq met à profit ce point de rencontre du scientifique et du littéraire à travers ce qu’on pourrait appeler une esthétique de la confrontation. L’article propose d’abord de voir comment l’objet scientifique s’intègre à une trame sociale et narrative, mais aussi en quoi l’hypothèse d’une mutation métaphysique participe d’un déplacement de perspective visant à révéler, sous les dehors d’une mutation radicale, les signes tangibles d’une décomposition historique.

A Superman’s Lament : the Question of Evolution in Michel Houellebecq’s The Elementary Particles

Between the researcher’s laboratory and the narrative space of the novel there lies a common desire to reveal, organize and build the objects to which thought is attached. Obviously, where science hopes for results or the application of knowledge, fiction makes greater use of the territory of experience. Michel Houellebecq’s Les particules élémentaires (1998) turns to advantage this meeting of science and literature through what may be termed an aesthetics of confrontation. This article examines not only the manner in which the scientific object is integrated into a social and narrative fabric, but also how the hypothesis of metaphysical mutation participates in a displacement of perspective whose aim is to reveal the tangible signs of historic decomposition under the mask of radical mutation.

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André Gervais
Les cendres bleues. Du rapport d’un « Poème érotique » et d’un « Poème policier »

Cet article prend en analyse Les cendres bleues (1990), poème-recueil de Jean-Paul Daoust, écrivain québécois. Il aborde quelques aspects proprement narratifs (la diégèse, les variantes d’une même scène) et autobiographiques (l’écart entre l’anecdote et la fiction, entre la rédaction d’un témoignage et l’écriture d’un texte) de ce récit coulé dans la forme extérieure d’un poème d’une seule strophe de 1 827 vers sans ponctuation, non sans en considérer l’incipit et la clausule ainsi que l’hypertexte et quelques-uns des intertextes.

Blue Ashes : Of/Apropos of the Relation of « An erotic poem » and « A detective poem »

The purpose of this article is to analyze Les cendres bleues, a narrative poem composed of a single 1,827-line stanza without punctuation published in 1990 by Québec writer Jean-Paul Daoust. The article deals with certain aspects of the work that are clearly narrative (diegesis, variants on a same scene) and autobiographical (the gap between anecdote and fiction, writing a first-person account and writing a text). It also takes into consideration the poem’s incipit and clausula as well as the hypertext and a few of the intertexts.

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Claude Zilberberg
Précis de grammaire tensive

L’étude présente trois caractéristiques susceptibles de dérouter quelque peu. En premier lieu, elle ne se contente pas d’inviter l’affectivité à participer à la production du sens : elle lui en confie, au nom du principe d’immanence (Hjelmslev), la direction. En second lieu, elle se propose de coiffer la sémiotique des oppositions, qui demeure la charte du structuralisme, par une sémiotique des intervalles, en concordance avec le primat de l’affectivité, puisque nos vécus sont d’abord, peut-être seulement, des mesures. Enfin, les deux points mentionnés présupposent la centralité de l’événement, la fascination du discours pour la dimension concessive de l’événement. S’ils sont acquis, ces préalables devraient conduire à détacher la sémiotique du récit et à la rapprocher de la rhétorique tropologique.

Handbook of Tensive Grammar

This study presents three characteristics that may be somewhat unsettling. First, not content with inviting affectivity to help produce meaning, it entrusts affectivity, in the name of the principle of immanence (Hjelmslev), to direct meaning as well. Second, the study proposes to top off the semiotics of oppositions, which remains the charter of structuralism, with a semiotics of intervals in keeping with the primacy of affectivity, since our experiences are first of all measures — and perhaps measures only. Finally, the two points already mentioned presuppose the centrality of the event and the fascination of discourse for the concessive size of the event. If they are acquired, these preliminaries should make it possible to detach semiotics from the narrative on one hand, and move it closer to tropological rhetoric on the other.