n° 113 / Miroirs de la poésie. Regards sur l’art poétique aux XXe et XXIe siècles

2017
Numéro préparé par
Thomas Mainguy (Collégial international Sainte-Anne) et Pierre Ouellet (Université du Québec à Montréal)

[Version numérique disponible sur Érudit]


Table des matières

5. Liminaire
Thomas Mainguy

13. La poésie malgré elle
Pierre Ouellet

29. Le dernier législateur du Parnasse : Roger Caillois
Thomas Mainguy

45. La surface et son envers. Poésie et poétique chez Robert Melançon
François Dumont

63. Du labyrinthe… et des poétiques en miettes : érotisme du vide chez Jacques Brault et Jean‑Marc Desgent
François Gagnon

87. Traduction et art poétique, de Valéry à Bonnefoy
Nelson Charest

101. Ars poetica (in vitro)  : réflexions sur le réarmement du poème
Didier Coste

115. Résumés

119. Abstracts

123. Notices biobibliographiques

$12.00

Pierre Ouellet
La poésie malgré elle

Cet article montre comment, depuis L’archangélique ou La Haine de la poésie de Georges Bataille jusqu’à La langue et ses monstres de Christian Prigent, les arts poétiques ont très souvent placé la poésie « hors d’elle », comme si elle ne pouvait exister que dans ses propres marges, hors de toute loi, et qu’elle ne pouvait plus se faire qu’à son encontre, se prenant elle-même pour adversaire et n’exultant que dans la colère qui la soulève contre son être, auquel elle oppose quelque chose de plus qu’être, soit une forme de « néantisation » de soi pour mieux mettre en œuvre les exigences les plus radicales de l’ « expérience intérieure », qui est toujours épreuve des limites et de leur au-delà. Il s’agit en outre de voir, dans cet article, comment ce qui s’écrit aujourd’hui sous le nom de poésie, où un « art poétique » implicite s’exprime presque en chaque vers, chaque laisse, chaque phrase, dépend à la fois de cet héritage apoétique et le dépasse dans une pratique qui se situe résolument après « La fin du poème » (Agamben).

Poetry despite itself

This article shows how, from Georges Bataille’s The Archangelical or The Hatred of Poetry to Christian Prigent’s Language and Its Monsters, poetic art has very often placed poetry “outside itself”, as if poetry could exist only within its own margins, outside of every law, and could no longer be created except against itself, taking itself as adversary and exulting only in the anger that raises it against its being, to which it opposes something more than being, that is, a form of self-“annihilation” in order to better implement the most radical requirements of “inner experience”, which is always the test of limits and their transcendence.  Furthermore, this article reveals how what is written today under the name of poetry, where an implicit “poetic art” is expressed in almost every verse, every strophe, every sentence, both depends on this anti-poetic heritage and surpasses it in a practice that is resolutely situated after “The end of the poem”  (Agamben).

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Thomas Mainguy
Le dernier législateur du Parnasse : Roger Caillois

Parmi les poètes qui ont composé un « Art poétique » au cours du XXe siècle, on compte étonnamment Roger Caillois. Ce fait surprend dans la mesure où Caillois a plus d’une fois dénoncé les supercheries de la poésie dans ses travaux. Or si ses propos sont parfois teintés de haine, ils semblent par ailleurs naître d’un réel attachement envers la poésie. C’est avant tout cet attachement qui aura conditionné l’écriture de son Art poétique (1958), assez marginal en raison de la fermeté avec laquelle il légifère, au moment même où l’idée de réglementer la poésie passe pour désuète. Sous la forme d’une confession négative, Caillois en vient à définir un cadre à la fois pratique et éthique qui vise à assurer la réussite du poème et la bonne conduite du poète. Cette démarche, empreinte de classicisme et d’humanisme, répond en bonne partie à l’essor de la poétique surréaliste conspuée par Caillois en filigrane.

The last lawmaker of the Parnassus : Roger Caillois

Roger Caillois is, astonishingly, among the poets who composed an “Art poétique” during the 20th century. This fact is surprising insofar as Caillois denounced the deceptions of poetry on more than one occasion in his work. Now, although his comments are sometimes tinged with hate, they appear to spring from a genuine attachment to poetry. It is this attachment above all that shaped the writing of his Art poétique (1958), somewhat marginal owing to his firm prescriptions at the very time the idea of regulating poetry was falling out of fashion. In the guise of a negative confession, Caillois defined a framework, at once practical and ethical, aimed at ensuring the success of the poem and the good conduct of the poet. This approach, characterized by classicism and humanism, is largely a response to the development of the surrealist poetics that Caillois implicitly decried.

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François Dumont
La surface et son envers. Poésie et poétique chez Robert Melançon

Depuis 1978, Robert Melançon a fait paraître de nombreux recueils de poèmes qui constituent une œuvre cohérente associant l’écriture de la poésie au développement d’une poétique. Celle-ci prend la forme de fragments d’ « art poétique » intégrés aux poèmes et d’un certain nombre d’essais. Axée sur l’observation, la poésie de Melançon s’attache d’abord, dans les premiers recueils, à définir ses propres limites, en mettant en œuvre une critique de la subjectivité, dont la conception est ensuite renouvelée par la pratique du renga, en collaboration avec Jacques Brault. Dans la suite de l’œuvre, les formes traditionnelles du vers régulier, puis du sonnet, prendront valeur de médiations fondamentales, au même titre que la référence à la peinture et la recherche des fondements de nombreuses œuvres poétiques, de provenances et d’époques très diverses. Au fil du développement de l’œuvre, la négativité, tout en restant présente, accorde de plus en plus de place à l’acceptation des limites de la poésie.

The surface and its underside.  Poetry and poetics in Robert Melançon

Since 1978, Robert Melançon has published numerous collections of poems that constitute a coherent work associating the writing of poetry with the development of a poetics. The latter takes the form of fragments of “poetic art” integrated into the poems and of a certain number of essays. Based on observation, Melançon’s poetry, in the first collections, aims primarily to define its own limits by implementing a criticism of subjectivity, whose conception is then renewed by the practice of the renga, in collaboration with Jacques Brault. In the rest of the work, the traditional forms of the regular verse, and subsequently those of the sonnet, take on the value of fundamental meditations, as do the reference to painting and the search for the bases of numerous poetic works of broadly diverse origins and time periods. Throughout the development of the work, negativity, although still present, accords a considerably greater place to the acceptance of the limits of poetry.

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François Gagnon
Du labyrinthe… et des poétiques en miettes : notion de dénuement chez Jacques Brault et Jean-Marc Desgent

En comparant deux courts textes réflexifs sur la poésie, l’un de Jacques Brault, « Une poétique en miettes » (1981), et l’un de Jean-Marc Desgent, « Je ne reviendrai jamais du labyrinthe » (1984), il s’agira d’aborder une dynamique du vide à l’œuvre chez les deux auteurs, mais d’un vide qui s’actualise chez le premier par la vacance (« le silence, là, s’impose — physiologiquement »), et inversement chez le deuxième par la surabondance (« chez l’être du labyrinthe, tout est masqué, retourné, traversé, symbolisé, dénaturé, transfiguré »). Les deux textes se rejoignent cependant par une esthétique de l’émiettement et par le refus de la définition du poème, deux voies menant au dénuement et à l’érotique du vide. Les deux textes datant de la même période, nous établirons des liens avec la « querelle » du « retour du religieux » – « religieux » qui sera entrevue ici sous l’angle du Jardin des délices

On the labyrinth…and poetics in pieces : notion of destitution in Jacques Brault and Jean-Marc Desgent

By comparing two short reflective texts on poetry, one by Jacques Brault, Une poétique en miettes [A poetics in pieces] (1981), and the other by Jean-Marc Desgent, Je ne reviendrai jamais du labyrinthe [I will never return from the labyrinth] (1984), this article proposes to discuss a dynamics of the void at work in both authors, but a void given shape in the former by vacancy (“silence, there, is imposed – physiologically”), and in the latter, conversely, by over-abundance (“for the being from the labyrinth, all is masked, upended, navigated, symbolized, denatured, transfigured”). The two texts connect, however, via an aesthetic of breakdown and the refusal to define the poem, two paths leading directly to destitution and the eroticism of the void. Since both texts date from the same period, we will establish links with the “quarrel” concerning the “return of the religious”, “religious” being viewed here from the perspective of the Jardin des délices [Garden of delights]…

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Nelson Charest
Traduction et art poétique, de Valéry à Bonnefoy

Cet article tente de tracer un départage des poétiques du XXe siècle, entre ce que nous proposons d’appeler une ère poïétique et une ère herméneutique. Ces deux poétiques sont particulièrement visibles dans les œuvres critiques de Paul Valéry, d’une part, et d’Yves Bonnefoy, d’autre part. Leurs traductions respectives, et tout particulièrement les réflexions qu’elles leur permettent d’établir sur leurs créations propres, semblent un lieu privilégié où ils élaborent des poétiques qui se veulent d’emblée comparatives et générales. Ainsi se comprennent mieux, à notre sens, leurs visions respectives de l’œuvre mallarméenne et de sa philosophie du langage. Alors que Valéry considère la traduction et la création poétique comme un moyen d’accéder aux sources du travail poétique, maintenu constamment dans ses exigences, Bonnefoy les considère plutôt comme une tentative, toujours ouverte et a posteriori, de questionner le poème et de relancer sa précarité, son espérance.

Translation and poetic art, from Valéry to Bonnefoy

This article aims to divide poetics in the 20th century into what we propose to call a poiétical era and an interpretative one. These two poetics are particularly evident in the critical works of Paul Valéry on one hand, and Yves Bonnefoy on the other. Their respective translations and, specifically, the reflections they allow themselves regarding their own creations, seem to offer them a privileged place for developing poetics that are intended straight off as comparative and general in nature. Thus, their respective visions of Mallarmé’s œuvre and his philosophy of language can, in our opinion, be better understood. Whereas Valéry considers translation and poetic creation to be a means of accessing the sources of poetic work, maintained constantly in his requirements, Bonnefoy views them, instead, as an always open and a posteriori attempt to question the poem and revive its precariousness, its expectation.

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Didier Coste
Ars poetica (in vitro) : réflexions sur le réarmement du poème

L’absence de la poésie lyrique dans la poétique d’Aristote et longtemps après a permis et exigé la rédaction d’innombrables « arts poétiques », dont les fonctions, les contenus et la place dans l’œuvre poétique n’ont cessé de varier. La perte d’autorité sociale du discours littéraire et la relégation du lyrique loin derrière la fiction narrative ont à la fois entraîné un développement potentiellement illimité du métapoétique au détriment de toute référence au monde et sauvé, parfois, le poème, de sa dissolution dans la prose. De la hantise et de la fascination du silence, chez Rilke, au retour d’un sujet souverain de ses incertitudes chez Guillevic, on constate le manque de la voix de l’autre, d’une voix autre que celle du sujet esseulé. Dire le manque ne suffit pas. La tâche du poème aujourd’hui serait de bâtir un espace pour cette voix et de faire en sorte qu’art poétique et poème du monde jouissent eux aussi, chacun de son tour de parole.

Ars poetica (in vitro) : reflection on the rearmament of the poem

The absence of lyrical poetry in Aristotle’s poetics and long afterwards allowed for and required the redaction of innumerable “poetic arts”, whose functions, contents and place in the poetic oeuvre has steadily varied. The lost social authority of literary discourse and the relegation of the lyrical far behind narrative fiction led to a potentially unlimited development of the metapoetical at the expense of all references to the world and, at the same time, occasionally saved the poem from dissolving into prose. From the obsession and fascination with silence in Rilke, to the return of a sovereign subject of his uncertainties in Guillevic, one observes the absence of the voice of another, of a voice other than that of the lonely subject. Mentioning this absence is not enough. The poem’s task today is to build a space for this voice and ensure that both poetic art and the poem about the world enjoy their turn to speak as well.