Le narrateur mort au combat dans le roman de l’extrême contemporain (Ackerman, Meli, Miller)
Frédéric Weinmann
L’article est consacré à trois romans revenant sur un conflit historique (l’invasion de la Sicile lors de l’unification italienne, les tensions sociales en Jamaïque au XXe siècle et la deuxième guerre d’Irak) dans la perspective d’un narrateur mort. Par-delà la parenté thématique, il s’agit surtout de mettre en évidence leurs similitudes dans le traitement du narrateur qui n’est plus, comme dans le roman réaliste, moderniste et postmoderne, conçu à l’image de l’homme, mais qu’on peut interpréter comme un « être de l’esprit » habitant une conscience individuelle ou collective. Ces trois exemples illustrent le tournant épistémologique et narratif qui s’est produit à l’aube du XXIe siècle et qu’on est tenté de qualifier, en suivant la proposition d’Allan Kirby, de digimoderniste.
La révolte de l’enfant-narrateur mort dans quelques romans québécois au tournant du XXIe siècle
Karine Gendron
Depuis les années 1980, nous trouvons plusieurs romans québécois autothanatographiques, racontés à la première personne par un mort. Parmi les cas de figure rencontrés, celui de l’enfant-narrateur décédé constitue une singularité que le présent article approfondit à partir de trois œuvres contemporaines : L’ingratitude de Ying Chen, La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy et Tu aimeras ce que tu as tué de Kevin Lambert. Des points de recoupement entre ces œuvres sont relevés pour mieux penser les spécificités énonciatives de l’enfant-narrateur mort, notamment la transgression narrative qu’il implique et la critique sociale portée par son énonciation et les thèmes qui le taraudent (l’emprise, la violence, la marginalisation). Ces romans abordent la mort frontalement et leur jeune narrateur énonce un discours qui tient de la révolte contre les sacrifices à faire au profit d’un futur pensé de manière fixe et fondé sur la transmission. Pour l’enfant qui meurt, l’asservissement du présent en vue de l’avenir reste vain et il préfère la mort – choisie dans les trois œuvres – à la reproduction servile des traditions. Pour lui, l’avenir relève d’une idéation qui reste imprévisible et inachevable, deux caractéristiques qui rejoignent d’ailleurs la poétique des auteurs qui le mettent en scène.
Les spectres de l’hydro chez Tim Whiskeychan et Virginia Pésémapéo Bordeleau
Isabella Huberman
Cet article analyse la représentation des spectres de l’hydro dans une œuvre d’art public, Iiyiyiu-Iinuu de l’artiste cri Tim Whiskeychan, et une œuvre littéraire, Ourse bleue de l’écrivaine métisse crie Virginia Pésémapéo Bordeleau. Les deux œuvres partagent comme toile contextuelle la disparition des sépultures eeyouch lors des inondations causées par le développement hydroélectrique sur les rivières Eastmain et Rupert dans les années 2000. Reposant sur l’hypothèse que l’extraction de la ressource hydroélectrique détruit des lieux de vie dans un geste nécropolitique, cet article examine les manières dont les deux œuvres refusent l’effacement en mettant en scène les morts comme des relations dont il faut prendre soin malgré et en dépit de la transformation du territoire. Alors qu’Iiyiyiu-Iinuu évoque le deuil d’une communauté et crée un lieu de mémoire collectif au cœur de la zone de destruction, Ourse bleue dépeint le deuil personnel d’une femme qui communie avec les esprits de sa parenté.
« Nous verrions notre mort ». Écrire la mise en scène de la femme, du féminisme et de la mort aujourd’hui : les exemples de Woman and Scarecrow et La vie utile
Aileen Ruane
Le présent article propose d’explorer les personnifications de la Mort dans les pièces de deux autrices féministes : Woman and Scarecrow (2006) de la dramaturge irlandaise Marina Carr et La vie utile de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière (2019). Ces autrices reprennent à leur compte le motif du dévoilement d’une Vérité par l’apparition de la Mort au chevet du mourant. Dans la plupart des pièces, ce dialogue au seuil de la mort permettrait de confier des vérités cachées au temps de la vie, comme s’il n’y avait plus rien à perdre pour qui quitte le monde. Ce n’est toutefois pas tant une vérité finale que recherchent les protagonistes des pièces étudiées qu’une réévaluation de ce qu’elles croyaient vrai et que la Mort leur fait remettre en question. L’article montrera que le travail textuel et scénographique des dramaturges accentue l’ambiguïté inhérente à tout bilan moral final. Dans ces deux pièces, la pensée féministe est montrée comme étant difficile à incarner au quotidien (au temps présent) par des protagonistes qui n’expriment ultimement les injustices vécues qu’au moment de leur mort, lorsque ces injustices n’engagent plus leur avenir. Il ne s’agit donc plus pour elles de valoriser la pédagogie/punition à travers le personnage de la Mort mais de suggérer qu’à la fin d’une vie se tiennent la discussion/le dialogue, engendreurs de polysémie. La scène est alors un lieu avantageux pour communiquer cette réflexion féministe qui tient de l’ambiguïté des vies possibles davantage que d’une morale implacable à transmettre.
Mises en discours de la mort dans le Journal de Marie Uguay
Catherine Parent
Le Journal de Marie Uguay se présente comme un accès privilégié à l’expérience intime que vit l’écrivaine alors que la mort promise par la maladie permet l’émergence de réflexions qui façonnent autant un nouveau rapport au monde qu’un rapport à soi transformé. Si, par le statut posthume du Journal, le lectorat connaît déjà la finalité de l’œuvre, il n’en demeure pas moins que le bouleversement engendré par la maladie et la mort dévoile chez Uguay une part d’agentivité puisque l’acte d’écrire lui permet de rejouer son sort selon ses propres modalités. Ainsi, cet article propose de se pencher sur la thématique de la mort tant au sein du Journal d’Uguay que dans sa réception critique. Plus précisément, il sera question d’aborder l’écriture à la fois comme une reprise de pouvoir sur la vie et une lutte pour celle-ci.