n° 120 / Le devenir-souvenir du roman. Poétique de la lecture romanesque

2019
Numéro préparé par Katerine Gosselin (Université du Québec à Rimouski) et Christophe Pradeau (Sorbonne Université)

Table des matières

Liminaire
Katerine Gosselin et Christophe Pradeau

Mémoire régressive, mémoire hystérique, mémoire obsessionnelle
Nathalie Piégay

Souvenirs de lecture et souvenirs de soi : autobiographie et roman en face-à-face dans Le jardin des Plantes (1997) et Le tramway (2001) de Claude Simon
Katerine Gosselin

Pierre Klossowski, le signe unique et le sous-venir
Guillaume Perrier

Traces du Grand Meaulnes dans Le pont traversé (1921) de Jean Paulhan
Camille Koskas

La lampe de Galeswinthe
Christophe Pradeau

Le souvenir des Mémoires dans La semaine sainte de Louis Aragon
Mathieu Simard

Le roman face à la crise de la mémoire
Isabelle Daunais

$12.00

Mémoire régressive, mémoire hystérique, mémoire obsessionnelle

Nathalie Piégay

Trois types de mémoires du roman sont ici distingués : la mémoire profonde de l’enfance, la mémoire hystérique et la mémoire obsessionnelle. Chacune illustre un rapport particulier à l’oubli et au romanesque : comment conserver dans sa mémoire d’écrivain ce qui a été lu dans l’enfance ? Comment exercer une maîtrise de ce souvenir ? Comment évoquer ce qui a laissé une empreinte décisive sur la mémoire ? Pourquoi le devenir-mémoire du roman est-il dans l’écriture et l’invention romanesques ? Les textes autobiographiques (Perec, Sarraute, Duras, et d’autres), les scènes de lecture romanesque (Proust, Flaubert) et différents processus intertextuels (Simon, Perec) évoquent cette mémoire du roman qui se distingue si fortement de la mémoire poétique. Les prendre en considération, c’est tenter d’écrire la lecture, la mémoire et l’oubli.

Souvenirs de lecture et souvenirs de soi : autobiographie et roman en face-à-face dans Le jardin des Plantes (1997) et Le tramway (2001) de Claude Simon

Katerine Gosselin

Cet article étudie comme un diptyque les deux derniers romans de Claude Simon, Le jardin des Plantes (1997) et Le tramway (2001). Il y est montré comment le souvenir de roman et le souvenir personnel sont liés par une même dimension iconique ou un même devenir-image, en vertu duquel ils peuvent se substituer l’un à l’autre dans la mémoire ou se contaminer réciproquement. Cette contamination est appréhendée comme une perte ou une menace pour l’intégrité des souvenirs et de l’individu aussi bien que du texte romanesque : si un souvenir de roman peut tenir lieu et place du vécu dans la mémoire et déposséder en quelque sorte un individu de son passé propre, un souvenir personnel peut tout aussi bien prendre la place du roman dans la conscience et empêcher sa lecture. L’article veut montrer comment la confusion entre souvenirs de romans et souvenirs de soi est saisie dans Le jardin des Plantes comme une chance, le texte romanesque pouvant dès lors servir de copie de secours à la mémoire autobiographique, qu’il a d’ores et déjà infiltrée. Ainsi sont interprétées les longues citations de Sodome et Gomorrhe de Proust insérées dans Le jardin des Plantes, mais aussi l’abandon de la citation proustienne dans Le tramway au profit de l’image, marquant les limites ou une forme de deuil du roman.

Pierre Klossowski, le signe unique et le sous-venir

Guillaume Perrier

Dans l’« Avertissement » et la « Postface » de la trilogie romanesque Les lois de l’hospitalité (1965), qui tourne autour du personnage de l’épouse (Roberte), Pierre Klossowski déploie le thème de la mémoire pour définir « l’expérience initiale » à l’origine de la fiction. Une lecture rapprochée de ce paratexte, des manuscrits et des fragments inédits qui s’y rattachent, permet d’expliquer comment la mémoire de l’auteur, au sens psychologique et biographique, est récusée par la pensée créatrice. D’autres formes de mémoire transparaissent, notamment l’expérience du « sous-venir », néologisme klossowskien inspiré par la lecture (et la traduction) de Nietzsche. Le sujet devient l’objet d’un phénomène mnémonique déterminé par une pensée extérieure, qui se souvient pour lui, qui le fait « sous-venir ». Le thème de la mémoire apparaît ainsi comme le thème privilégié d’un anti-cogito fondé non pas sur la rationalité et l’identité à soi-même, mais sur la singularité du fantasme et l’altérité de la relation conjugale. Il laisse entrevoir ce qu’aurait pu être un essai philosophique original, à la fois autonome et issu de la fiction, Du signe unique, dont la matière sera finalement reprise sous la forme d’un commentaire, dans Nietzsche et le cercle vicieux (1969).

Traces du Grand Meaulnes dans Le pont traversé (1921) de Jean Paulhan

Camille Koskas

La présence du Grand Meaulnes dans le parcours de Jean Paulhan tient d’abord à un ensemble de faits biographiques : sa relation avec Jacques Rivière, beau-frère d’Alain‑Fournier, après la guerre ; la profonde amitié qui le lie à Albert Uriet, dont il fait la rencontre en 1914, et qui sera le premier illustrateur du Grand Meaulnes. La correspondance qu’il échange avec ce dernier pendant la guerre témoigne de la place qu’occupe dans leur amitié la mémoire commune du roman d’Alain‑Fournier, mémoire qui va irriguer et nourrir les écrits de cette période. Ces réminiscences du récit d’Alain‑Fournier semblent se déposer dans un texte de Jean Paulhan paru en 1921, le Pont traversé, dans lequel l’auteur, par le dispositif qu’il met en place — des récits de rêves doublés d’un commentaire réalisé à l’état de veille par le narrateur, qui cherche à la fois à les extraire de l’oubli et à les élucider —, engage un processus de reconnaissance, d’exploration d’un espace intérieur, à la fois familier et étrange. Notre hypothèse est que ce processus de reconnaissance engagé par le récit puise à la fois dans cette mémoire partagée de la guerre avec Albert Uriet, qui s’inscrit dans leur correspondance, mais aussi dans les souvenirs du Grand Meaulnes, dont les traces mémorielles imprègnent profondément l’univers du Pont traversé.

La lampe de Galeswinthe

Christophe Pradeau

Proust a placé au centre de Combray le tombeau d’une princesse goth, Galeswinthe, l’une des figures les plus mémorables des Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry, historien qui fut l’« écrivain préféré » du futur romancier autour de sa quinzième année. La pierre tombale de la princesse est marquée d’une « profonde valve » dont la forme évoque très explicitement celle de la petite Madeleine, l’emblème le plus fameux de la mémoire involontaire, analogie qui invite à les mettre en relation, à les réunir comme les deux parties d’un symbole, ou à voir en l’une la matrice de l’autre. Nous faisons l’hypothèse, en rapprochant le roman proustien d’un autre roman de la mémoire, les Châteaux en enfance (1945) de Catherine Colomb, que ce dispositif invite à réfléchir aux enjeux du souvenir de lecture, et, plus largement, aux enjeux de la conception proustienne de la lecture, lecture que Proust n’a eu de cesse d’envisager depuis l’expérience de la séparation.

Le souvenir des Mémoires dans La semaine sainte (1958) de Louis Aragon

Mathieu Simard

Avec La semaine sainte (1958), Louis Aragon remonte jusqu’en 1815 pour trouver un contexte propice à la mise en roman d’une réflexion portant sur le sens de l’histoire et l’engagement. Au cœur de la désorientation politique du début des Cent-Jours, Théodore Géricault est le personnage central d’une fable qui fait la part belle aux anciens héros de l’Empire, désormais confondus avec les grands acteurs de la Maison du Roi en fuite. Pour les dépeindre, Aragon s’abreuve notamment aux sources de premier ordre que constituent leurs Mémoires, matière qui jouera pour beaucoup dans la genèse du roman réaliste français. Cette documentation, qui éclaire la représentation d’un moment charnière de l’histoire politique et littéraire française, n’est pas sans conséquence sur la poétique du roman, fortement influencée par la narration des mémorialistes, au point où en émerge une voix auctoriale qui en semble l’écho.

Le roman face à la crise de la mémoire

Isabelle Daunais

Jusqu’au début du XIXe siècle, il n’était pas impossible pour un individu de tenir dans son seul esprit, et donc dans sa mémoire, l’ensemble raisonnable des connaissances nécessaires à la compréhension du monde où il vivait — possibilité dont Milan Kundera a fait de Goethe la figure emblématique. La multiplication des savoirs et des techniques, à partir du milieu XIXe siècle, a mis fin à cette possibilité et donné naissance à ce que le critique Richard Terdiman a appelé la « crise de la mémoire », c’est-à-dire l’expérience déstabilisante d’une mémoire ressentie comme partielle et tronquée. Entre cette crise et le développement du roman au XIXe siècle, il est possible d’établir un parallèle : le souvenir, par définition imparfait, que l’on a de la lecture d’un roman recoupe la mémoire également imparfaite que l’on commence alors à avoir du savoir humain. À partir de cette hypothèse, trois grands moments de cette convergence — le moment balzacien (moment de résistance à l’oubli), le tournant du XXe siècle (moment d’acceptation de l’oubli) et la période contemporaine (moment de mise à distance de la mémoire) — sont ici envisagés pour voir comment la lecture des romans accompagne notre rapport à la mémoire.