Critique et mémoire : les romanciers et l’histoire du roman
Isabelle Daunais
À quoi tient l’attachement des romanciers, ou en tout cas d’un grand nombre d’entre eux, à l’histoire et à la mémoire de leur art ? D’où vient qu’il traverse et souvent motive le vaste ensemble des commentaires qu’ils consacrent au roman ? Au tournant des XIXe et XXe siècle, cet attachement renvoie aussi bien à la réussite du roman comme genre majeur de la littérature (réussite qui impose de trier et de tracer des chemins dans une production toujours plus abondante) qu’au fait que la mémoire du roman est plus fragile que celle des autres genres et des autres arts. Genre sans règles et sans modèle fixe, le roman exige, pour être reconnu, qu’on se souvienne de ce qu’il a été, effort qui nécessite plus de soin et d’attention dans un contexte de renouveau esthétique tel que l’a été, pendant toute sa durée, le XXe siècle. Mais l’attachement des romanciers à l’histoire et à la mémoire du roman tient aussi à ce que ce dernier a partie liée à l’expérience de la durée et de la transformation, que les récits qui sont les siens sont toujours, d’une façon ou d’une autre, des récits du temps qui s’écoule et fait son œuvre.
Changer les règles sans changer le métier : l’art du roman de Huysmans
Michel Biron
Huysmans annonce la « crise du roman » décrite par Michel Raimond et cette rupture est d’autant plus fortement ressentie que Huysmans avait embrassé le credo naturaliste avec plus d’enthousiasme que quiconque. Mais l’auteur d’En ménage et d’À rebours, les deux romans examinés ici, rompt sans rompre, comme s’il cherchait moins à renouveler le genre qu’à manifester le fait qu’il arrive après le triomphe du réalisme. Tel est le drame de Huysmans : il arrive après. Il a beau changer les règles du roman, le métier reste le même, dépourvu toutefois de l’élan propre à ceux qui ont marqué un demi-siècle de réalisme triomphant. Le combat a déjà eu lieu. Chaque personnage de Huysmans le sait, et c’est en quelque sorte cette lucidité résignée qui leur donne une réelle présence, comme le dira Houellebecq dans Soumission. La nouveauté de Huysmans apparaît ainsi paradoxalement dans le fait qu’il est le premier romancier de l’après-roman.
L’héritage français et européen du roman italien des années 1960 : un rendez-vous manqué
Cecilia Benaglia
Cet article étudie la place du roman étranger dans le champ littéraire italien, avec l’objectif de cerner les raisons expliquant l’intérêt que les romanciers associés à la Neoavanguardia portent aux travaux de leurs contemporains européens, et en particulier français. Dans une première partie, nous portons notre attention sur l’un des « événements » littéraires des années 1960, à savoir l’importation en Italie du Nouveau Roman. La deuxième partie de l’étude est consacrée au cas de l’écrivain Alberto Arbasino et à l’essai Certi romanzi qu’il publie en 1964. L’approche critique d’Arbasino relativement à divers modèles littéraires se comprend à la lumière de la situation historique de sa génération et permet d’interroger le rapport de celle-ci avec l’héritage romanesque européen.
L’innocence du romancier : Orhan Pamuk ouvre son art
Yan Hamel
Cet article se penche sur Le romancier naïf et le romancier sentimental, transposition écrite des conférences de Charles Eliot Norton prononcées par Orhan Pamuk à l’Université Harvard en 2009, ainsi que sur D’autres couleurs, recueil d’essais portant en partie sur l’art du roman et l’œuvre de romanciers importants tels que Sterne, Dostoïevski, Tolstoi, Mann, etc. Il s’agit de montrer comment la pensée de Pamuk sur l’art du roman est profondément scindée, mise en tension par une série de contradictions irrésolues. Par exemple, l’auteur, qui veut présenter le roman comme un genre autosuffisant — capable de s’engendrer et de se penser lui-même —, se montre néanmoins féru de théorie littéraire et désireux d’exposer ses idées dans des genres non fictionnels. L’article en vient à proposer une lecture montrant comment le dynamisme propre au genre romanesque naît justement de cette instabilité et de cette irrésolution qui se laissent lire dans les méandres de la pensée élaborée par le Prix Nobel de littérature.
« En tout cas, la question formelle est secondaire » : Michel Houellebecq et l’art du roman
Olivier Parenteau
Cet article est consacré à l’étude d’un vaste ensemble de textes écrits par Michel Houellebecq entre 1991 et 2016 dans lesquels l’écrivain s’exprime sur l’art du roman. Que ce soit dans son essai H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, dans ses chroniques rassemblées en deux volumes d’Interventions, dans le cadre d’entrevues, dans des préfaces, dans les pages de sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy ou directement dans son œuvre romanesque (et plus particulièrement dans ses deux romans les plus ouvertement métatextuels, à savoir Extension du domaine de la lutte et La carte et le territoire), Houellebecq a développé un discours sur le roman qui est demeuré étonnamment stable à travers le temps, le romancier ne manquant jamais une occasion de rappeler sa prédilection pour les formes dites « traditionnelles » du roman — et n’hésitant pas à affirmer, non sans désir de polémiquer, que par rapport à ce genre, aucune véritable révolution esthétique n’a eu lieu depuis Balzac. De plus, Houellebecq attache beaucoup d’importance à la création de personnages vraisemblables et psychologiquement complexes sans qui il lui serait impossible d’interroger les phénomènes du monde réel, auxquels toute son œuvre est consacrée.
« Le roman vit selon ses propres lois », ou comment les romanciers font du roman « le genre le plus libre qui soit »
Jolianne Gaudreault-Bourgeois
Quand ils entreprennent de définir le roman, les romanciers n’ont souvent qu’un mot en bouche : « liberté ». S’ils n’hésitent pas à y revenir et à le répéter, c’est que pour eux il va de soi que le roman est le genre libre par excellence. Cet article s’intéresse au motif « obsessionnel » de la liberté dans un ensemble d’essais sur le roman ayant été écrits par des romanciers dans la seconde moitié du XXe siècle, soit, principalement, Le roman en liberté (Félicien Marceau), Roman du roman (Jacques Laurent), L’invitation au mensonge (Gilles Barbedette) et Les testaments trahis (Milan Kundera). Dans ces textes, proclamer que le roman est le « genre le plus libre qui soit » ne se fait pas sans personnifier ce genre littéraire, sans narrer son histoire et sans lui faire affronter différents antagonistes qui tentent de le domestiquer ou de le soumettre à des règles. Quelles sont ces règles ? Le roman peut-il fonctionner sans règles ? Et, par-dessus tout, la liberté du roman est-elle vraiment une affaire définitionnelle ?