n° 98 / Les héritages détournés de la littérature québécoise

Hiver 2012
Numéro préparé par
Daniel Letendre et Martine-Emmanuelle Lapointe
Université de Montréal

[Version numérique disponible sur Érudit]

Le cas de la littérature québécoise est tout indiqué pour aborder la question des relectures, voire des réécritures, du passé littéraire. Fille de plusieurs parents, héritière de legs nombreux, la littérature québécoise peine depuis ses débuts à se créer une histoire et une mémoire qui lui seraient propres. Nombreuses sont les études qui mettent en évidence la précarité des canons et des traditions de l’histoire littéraire québécoise. Comment hériter dans un tel contexte et, surtout, de quoi hériter ? Comment construire une mémoire littéraire si les classiques et les figures du grantécrivain se font rares ? Comment les « traditions de lecture » sont-elles fabriquées, racontées et subverties ? Le présent dossier répond en partie à ces questions en réfléchissant au discernement des héritages, et plus précisément au détournement que les textes de la littérature québécoise, des années 1940 à aujourd’hui, ont opéré de certains legs (littéraires, historiques, philosophiques) avec lesquels ils doivent composer de manière à se ménager une place dans l’histoire des lettres d’ici.

 


Table des matières

5. Liminaire
Daniel Letendre et Martine-Emmanuelle Lapointe

11. Les (af)filiations contestées de la littérature anglo-québécoise
Gillian Lane-Mercier

35. Les fils d’Aimé Césaire. De la Martinique au Québec
Ching Selao

57. Délires du maître : nationalisme, folie et paradoxes chez François Hertel
Michel Lacroix

73. Leçons de clochardise. Lectures d’Agonie et d’Il n’y a plus de chemin de Jacques Brault
Martine-Emmanuelle Lapointe

87. Happy end : l’héritage amérindien dans Rouge, mère et fils de Suzanne Jacob
Michel Biron

101. Faire entendre sa voix. L’adolescent en crise et le roman québécois récent
Daniel Letendre

123. Abstracts

127. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 98, hiver 2012

Les héritages détournés de la littérature québécoise

Gillian Lane-Mercier
Les (af)filiations contestées de la littérature anglo-québécoise

Cet article propose d’esquisser des éléments de réponse à la question suivante : dans quelle mesure peut-on « voir«  dans la désignation « littérature anglo-québécoise«  la présence de filiations et d’affiliations à l’endroit de la littéraire québécoise, lesquelles se déploieraient au-delà d’un simple jeu d’influences ou encore de critères fondés sur le seul lieu de résidence ? Pour y répondre, un double postulat est retenu. D’une part, la littérature anglo-québécoise ne saurait être pensée en dehors des tensions linguistiques, culturelles, historiques, politiques et territoriales que son épithète clivée présuppose, de sorte qu’évoquer l’idée d’une littérature anglo-québécoise revient à convoquer la littérature québécoise. D’autre part, le fait de s’interroger sur les héritages détournés de la littérature québécoise contemporaine nécessite, au-delà de la prise en compte de ses affiliations « propres« , la prise en compte d’affiliations « autres«  qui lui sont désormais constitutives, y compris lorsqu’elles sont refusées, et ce, selon une logique de l’adjonction conflictuelle. D’où l’hypothèse que voici : la problématique des héritages détournés de la littérature québécoise prend un relief singulier lorsqu’elle est appréhendée à travers la loupe grossissante que lui tend les (af)filiations, souvent contestées, de littérature anglo-québécoise, notamment en raison de la mise en cause du motif des deux solitudes que celle-ci opère. Se profilent alors de nouvelles options éthiques et de nouvelles pistes analytiques que l’article explore sur les plans théorique, méthodologique et analytique en se référant aux travaux de Simon Harel sur la conflictualité créatrice et à Black Bird (2003) du romancier anglo-québécois Michel Basilières.

The contested (af)filiations of Anglo-Quebec literature

This article aims to outline some elements of response to the following question : in what measure can we « see » in the designation « Anglo-Quebec literature » the presence of filiations and affiliations relative to Québécois literature that would go beyond a simple play of influences or even criteria founded solely on place of residence ? To answer this question, a dual postulate has been retained. On one hand, Anglo-Québec literature should not be viewed apart from the linguistic, cultural, historic, political and territorial tensions its combined epithet presupposes, so that to evoke the idea of an Anglo-Québec literature is to convoke Québécois literature. On the other hand, the very fact of examining the spurned heritages of contemporary Québécois literature necessitates, beyond the consideration of its « own » affiliations, the consideration of « other » henceforth constituent affiliations, even when such affiliations are refused based on the logic of a conflicting adjunct. Hence the following hypothesis : the issue of the spurned heritages of Québécois literature takes on a singular character when apprehended through the magnifying glass offered by the affiliations, often contested, of Anglo-Quebec literature, notably because the motif of the two solitudes is highlighted. New ethical options and analytical avenues are then profiled, which this article explores at the theoretic, methodological and analytical levels while referring to Simon Harel’s work on creative conflictuality and to the novel Black Bird (2003) by the Anglo-Quebec writer Michel Basilières.

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Ching Selao
Les fils d’Aimé Césaire. De la Martinique au Québec

Cet article propose de se pencher sur le legs d’Aimé Césaire en mettant en parallèle la révolte de ses fils martiniquais et le détournement de ses fils québécois dans leur appropriation de la négritude. Il s’agira de voir comment la révolte des écrivains de la Martinique concerne l’héritage politique du père, malgré sa poésie de protestation et de revendication de liberté absolue, alors que ce même héritage politique ne semble pas avoir été pris en considération par les poètes engagés et indépendantistes du Québec qui voyaient en Césaire un modèle. Plusieurs questions surgiront en cours de route, de sorte que c’est davantage une exploration que nous proposons dans les pages qui suivent qu’une analyse tranchée sur l’héritage particulier de Césaire.

The sons of Aimé Césaire. From Martinique to Québec

This article focuses on the legacy of Aimé Césaire by paralleling the revolt of his Martinique sons and the distancing of his Quebec sons in their appropriation of Negritude. The aim is to see how the revolt by Martinique writers concerns the political heritage of the father despite his poetry of protest and demand for absolute freedom, whereas the activist and independentist poets of Québec, who viewed Césaire as a model, do not appear to take this same heritage into account. Many questions will arise along the way, so that the following pages offer an exploration rather than a trenchant analysis of Césaire’s particular heritage.

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Michel Lacroix
Délires du maître : nationalisme, folie et paradoxes chez François Hertel

Intempestif tourbillon intertextuel prenant plaisir à brouiller la frontière entre roman et essai, Anatole Laplante, curieux homme de François Hertel accomplit un double détournement d’héritage. Les figures d’Émile Nelligan et de Lionel Groulx s’y trouvent en effet amalgamées et retournées, dans l’expression d’un délire nationaliste hanté de rêves morbides. Cet article vise à mettre en évidence cet ambigu travail sur la folie, l’audace, l’avenir et les filiations, qui ébranle le nationalisme de l’intérieur, fait de ses éléments des matériaux d’écriture.

The master’s delusions : nationalism, madness and paradoxes in François Hertel

A disruptive intertextual whirlwind that takes pleasure in blurring the lines between novel and essay, François Hertel’s Anatole Laplante, curieux homme (Anatole Laplante, curious man) eschews heritage in two ways. Here the figures of Émile Nelligan and Lionel Groulx are merged and transformed to express a nationalist delusion haunted by morbid dreams. This article aims to highlight this ambiguous work on madness, audacity, the future and filiations, a work that undermines the nationalism within, made from its elements of written materials.

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Martine-Emmanuelle Lapointe
Leçons de clochardise. Lectures d’Agonie et d’Il n’y a plus de chemin de Jacques Brault

Agonie et Il n’y a plus de chemin de Jacques Brault mettent en scène des clochards qui ont choisi de quitter la vie sociale, qui « vivent en partie ailleurs« , qui ne « sont plus tout à fait dedans« , pour reprendre les mots de l’auteur. Préférant le détournement, le silence et le retrait aux discours engagés, ils mettent au jour les insuffisances d’une transmission culturelle qui, loin de reposer sur des certitudes, se révèle profondément aporétique à l’époque contemporaine. Quels héritages ces deux textes livrent-ils, sinon le détachement, le décalage, la distance et l’anachronisme qui, de toute façon, ne s’enseignent ni ne s’apprennent ? Quelle conception du vivre-ensemble contemporain élaborent-ils ? Afin de répondre à ces questions, le présent article s’attache à examiner les figures de l’anachronisme qui donnent lieu à une conception singulière de la transmission des savoirs et des affects, laquelle est partagée entre legs impossible et parole déliquescente.

Lessons from homelessness. Readings of Agonie and Il n’y a plus de chemin by Jacques Brault

Agonie (Agony) and Il n’y a plus de chemin (There’s no more road) by Jacques Brault depict homeless individuals who have chosen to leave social life behind, who « live partly in another world », who « aren’t quite with it anymore », to use the author’s words. Preferring distance, silence and retreat to engaged discourse, they shed light on the inadequacies of a cultural transmission which, far from being grounded in certainties, reveals itself to be profoundly aporetic in the modern era. What heritages do these two texts offer, if not detachment, displacement, distance and anachronism, which, in any case, can be neither taught nor learned ? What conception of modern coexistence do they describe ? To answer these questions, the present article proposes to examine the figures of anachronism that give way to a singular conception of the transmission of knowledge and affects, a conception shared between an impossible legacy and a deliquescent speech.

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Michel Biron
Happy end : l’héritage amérindien dans Rouge, mère et fils de Suzanne Jacob

Le refus de l’héritage amérindien fait partie des « fictions dominantes«  dénoncées par Suzanne Jacob dans son essai La bulle d’encre. Elle en fait le thème central de son roman Rouge, mère et fils (2001) dont cet article analyse la composition (autour de la couleur rouge) et les principaux personnages : la mère Delphine, le fils Luc, le père Félix de même qu’un personnage extravagant, appelé le Trickster, par qui la mère et le fils retrouveront en fin de roman le fil de leur histoire, irriguée par le sang amérindien qui coule dans leurs veines. L’article met l’accent sur le changement de registre qui apparaît dans le dernier chapitre du roman, lequel délaisse le ton ironique employé jusque-là au profit d’une prose poétique et solennelle. En s’emparant d’un héritage détourné (celui du métissage amérindien refoulé par le discours identitaire québécois), le roman se voit lui-même détourné par cet héritage, au nom d’une demande de sens venue de l’extérieur du roman.

Happy end : the Amerindian heritage in Rouge, mère et fils by Suzanne Jacob

The rejection of Amerindian heritage is part of the « dominant fictions » denounced by Suzanne Jacob in her essay La bulle d’encre (The ink bubble). It is the central theme of her novel Rouge, mère et fils (Red, mother and son) (2001) as well as the subject of this article, which analyzes the novel’s composition (based on the colour red) and its main characters : mother Delphine, son Luc, father Félix and a flamboyant character called the Trickster, through whom, at the novel’s end, the mother and son recover the thread of their history, irrigated by the Amerindian blood that flows through their veins. The article highlights the change of register that appears in the novel’s last chapter, which relinquishes the ironic tone employed up to then and replaces it with a prose both solemn and poetic. By appropriating a spurned heritage (that of Amerindian miscegenation repressed by Quebec identity discourse), the novel is itself spurned by this heritage on behalf of a request for meaning that comes from outside the novel.

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Daniel Letendre
Faire entendre sa voix. L’adolescent en crise et le roman québécois récent

Depuis les années 1960, la littérature québécoise tente de se mettre au monde dans un perpétuel recommencement du geste fondateur. Ce rapport ambigu avec l’héritage, l’histoire et la mémoire se manifeste dans le roman des années 2000 par l’entremise du personnage de l’adolescent en crise qui tente de détourner le legs transmis par le père. Par l’analyse des personnages d’adolescents en lutte contre leur père écrivain, notamment dans les derniers romans de Marie-Claire Blais et dans La bête du lac de Martin Thibault, cet article décrit, dans un premier temps, les héritages contre lesquels se braquent les adolescents, les stratégies que ces personnages adoptent pour détourner le legs paternel et leur efficacité. Dans un deuxième temps, il soumet l’hypothèse selon laquelle cette crise d’adolescence, qui se caractérise par un détournement de l’héritage de la parole et du silence du père, serait peut-être aussi celle de la littérature québécoise d’aujourd’hui, qui désire prendre ses distances par rapport à l’héritage imposant des figures tutélaires des lettres d’ici.

Making their voices heard. Teenagers in crisis and recent Quebec fiction

From the 1960s on, Quebec literature strove to create itself through a perpetual repetition of the founding gesture. This ambiguous relationship with heritage, history and memory manifests, in the fiction of the 2000s, in the teenager experiencing the throes of adolescence who tries to shun the legacy handed down by the father. By analyzing the characters of teenagers locked in a struggle with their writer father, notably in the latest fiction by Marie-Claire Blais and La bête du lac by Martin Thibault, this article first describes the heritages these teenagers eschew, the strategies they adopt to distance themselves from the paternal legacy and the effectiveness of these strategies. Next, it posits the hypothesis that this teenage identity crisis, characterized by a turning away from the heritage of the father’s words and silences, may perhaps also reflect the identity crisis of contemporary Quebec literature, which seeks to sidestep the imposing heritage of the province’s literary authority figures.