n° 96 / Le théâtre de la nouvelle : de la Renaissance aux Lumières

Été 2011
Numéro préparé par
Roxanne Roy
Université du Québec à Rimouski

[Version numérique disponible sur Érudit]

Le théâtre de la nouvelle : de la Renaissance aux Lumières a pour objectif de mettre en évidence les liens génériques et intertextuels entre le théâtre et la nouvelle aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles pour cerner les délimitations génériques de la nouvelle, et ouvrir vers une possible dramaturgie de la nouvelle. La problématique qui sous-tend le dossier est la suivante : peut-on penser la nouvelle sous l’Ancien Régime comme un genre polymorphe qui entretient une dette à l’égard des genres dramatiques ? Pour y répondre, ce dossier s’articule autour de deux grands axes. D’abord, s’appuyant sur la poétique des genres, les collaborateurs cherchent à savoir quelles sont les règles, les procédés, les mécaniques du texte que la nouvelle emprunte à la tragédie, à la comédie ou à la tragi-comédie. Puis, les nouvelles sont analysées sous l’angle de la réécriture et de l’intertextualité pour montrer en quoi les textes se répondent par un jeu d’échos et de correspondances. Le corpus prend en compte des nouvelles qui présentent des similitudes de forme ou de fond avec les pièces de théâtre, et qui sont parues entre 1500 et 1799. Si on se plaît à comparer la nouvelle aux genres narratifs, les rapprochements entre nouvelle et théâtre n’ont donné lieu à aucune enquête approfondie. Dans ce contexte, il apparaît urgent d’élaborer une poétique de la nouvelle sous un angle différent, celui du théâtre, et ce dossier vient précisément pallier cette lacune.


Table des matières

5. Liminaire
Roxanne Roy

11. Histoire tragique et tragédie : anatomie du pathétique dans les nouvelles de François de Rosset
Louise Frappier

27. Le voyage de la Reine d’Espagne : une nouvelle comédie galante ?
Roxanne Roy

51. Mathilde de Mlle de Scudéry : une lecture croisée avec le théâtre de l’époque
Nobuko Akiyama

65. La voix de la déclamation théâtrale dans la nouvelle du second XVIIe siècle
Jeanne Bovet

85. La théâtralité dans Les nouvelles françaises de Louis d’Ussieux (1775-1783)
Françoise Gevrey

99. Abstracts

103. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 96, été 2011

Le théâtre de la nouvelle : de la Renaissance aux Lumières

Louise Frappier
Histoire tragique et tragédie : anatomie du pathétique dans les nouvelles de François de Rosset

Plusieurs chercheurs se sont intéressés aux liens génériques unissant l’histoire tragique et la tragédie aux XVIeet XVIIe siècles. Si ces études ont souligné la présence, dans les histoires tragiques, de certains procédés de théâtralisation créateurs de pathétisme, ce parallèle établi entre histoire tragique et tragédie ne s’est effectué qu’à partir d’une définition théorique ou empirique de cette dernière. Cet article met en regard les deux genres à partir de deux textes emblématiques : l’histoire IX du recueil des Histoires mémorables et tragiques de François de Rosset (1619) et la tragédie Hippolyte de Robert Garnier (1573). Cet examen révèle des similitudes dramaturgiques au niveau du choix des sujets tragiques, de la fonction donnée à la voix « chorale », de la rhétorique des récits du narrateur-messager et de la portée expressive des discours de lamentation des protagonistes.

The tragic story and tragedy : anatomy of the pathetic in the short stories of François de Rosset

Several researchers have focused on the generic links uniting the tragic story and tragedy in the sixteenth and seventeenth centuries. Although these studies underscored the importance, in tragic stories, of certain dramatic processes responsible for pathetism, the parallel between the tragic story and tragedy was only established through a theoretical or empirical definition of the latter. This article highlights the two genres based on two emblematic texts : story IX of the collection Histoires mémorables et tragiques (Memorable and tragic stories) by François de Rosset (1619) and the tragedy Hippolyte by Robert Garnier (1573). The present study reveals dramaturgical similarities relative to the choice of tragic subjects, the function assigned to the « choral » voice, the rhetoric of the narrator-messenger’s accounts and the expressive scope of the protagonists’ discourses of lamentation.

***

Roxanne Roy
Le voyage de la Reine d’Espagne : une nouvelle comédie galante ?

Le voyage de la Reine d’Espagne de Jean de Préchac est une œuvre marquée du sceau de l’hybridité générique. Cette nouvelle galante, qui prend la forme d’une relation de voyage et qui insère des genres mineurs tels que la promenade, les lettres et les billets galants, doit également beaucoup au genre théâtral, puisque plusieurs scènes se présentent comme de petites comédies à lire. Cet article entend mettre au jour la dimension dramaturgique de cette nouvelle en montrant comment Préchac, tout en s’inspirant du Cid, tragicomédie de Corneille, réécrit l’intrigue sur un mode plus comique et galant. Les effets d’ironie dramatique qui en résultent procèdent de la caractérisation des personnages, de la reprise des situations traditionnelles de la comédie ainsi que des procédés comiques d’usage. Enfin, le recours aux thèmes du masque et du déguisement, de même que les mentions relatives aux jeux scéniques et l’ajout de dialogues confèrent à la nouvelle sa théâtralité. Combiner les procédés de l’écriture dramatique et romanesque serait donc une stratégie de Préchac pour diversifier la forme de la nouvelle, genre qui est au goût du jour, et amuser son public friand de nouveauté.

Le voyage de la Reine d’Espagne : a new comédie galante ?

Le voyage de la Reine d’Espagne (The Voyage of the Queen of Spain) by Jean de Préchac is a work stamped with the seal of generic hybridity. This nouvelle galante (gallant story), which takes the form of a travelogue and includes such minor genres as the promenade, correspondence and billets galants (love letters), also owes much to drama, since many scenes are presented as comedy skits to be read. This article aims to highlight the dramaturgical dimension of this short story by showing how Préchac, drawing inspiration from Corneille’s tragicomedy Le Cid, rewrites the plot in a more comic and gallant mode. The resulting effects of dramatic irony arise from the characterization of the characters, the reprisal of traditional comic situations and the usual comic processes. Finally, recourse to themes of the mask and disguise, as well as mentions of performances and the addition of dialogues, give the story its theatrical character. Combining the processes of dramatic and fictional writing would thus be Préchac’s strategy for diversifying the form of the short story — a popular genre at the time — and entertaining an audience fond of novelty.

***

Nobuko Akiyama
Mathilde de Mlle de Scudéry : une lecture croisée avec le théâtre de l’époque

Depuis Célinte (1661) jusqu’à La promenade de Versailles (1669), la carrière de nouvelliste de Mlle de Scudéry coïncide avec la montée de Molière sur la scène parisienne, notamment marquée par la création des Précieuses ridicules (1659). En effet, Mathilde (1667) entretient des liens subtils avec Le Misanthrope ou Les amants magnifiques. Le théâtre de Molière n’est pas le seul à présenter des similitudes thématiques et génériques avec la nouvelle. Le discours des personnages de Mathilde semble aussi calqué sur le modèle de la tragédie. Non seulement l’engouement du public pour les spectacles musicaux s’y reflète-t-il, mais on y trouve encore quelques thèmes traités dans le théâtre de l’époque : que l’on songe, par exemple, au motif du « feu » de l’amour ou à celui de la fascination pour la « belle main ».

Mathilde by Mlle de Scudéry : a reading in harmony with the theatre of the day

From Célinte (1661) to La promenade de Versailles (1669), the novelistic career of Mlle de Scudéry coincides with Molière’s rise on the Parisian scene, which was marked, notably, by the creation of Les Précieuses ridicules(The Affected Ladies) (1659). Indeed, Mathilde (1667) maintains subtle links with Le Misanthrope or Les amants magnifiques (The Magnificent Lovers). Molière’s drama is not the only one to present thematic and generic similarities to the short story. The discourse of the characters in Mathilde also seems to be derived from the model of tragedy. Not only does it reflect the public’s infatuation with musical entertainment, but it also includes some themes dealt with in the theatre of the time : for example, the motifs regarding the « fire » of love and the fascination with the « lovely hand ».

***

Jeanne Bovet
La voix de la déclamation théâtrale dans la nouvelle du second XVIIe siècle

Fondé sur les équivalences entre le code de la déclamation théâtrale et celui de la lecture touchante théorisés en 1707 par Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest dans son Traité du récitatif, ainsi que sur les considérations de plusieurs traités de rhétorique et d’art dramatique du XVIIe siècle, cet article cherche à définir quelques éléments clés de la poétique vocale de la nouvelle française de la seconde moitié du XVIIe siècle. À travers l’analyse comparée des nouvelles Floridon (1657) de Segrais et Philadelphe (1687) de Girault de Sainville et de la tragédie Bajazet (1672) de Racine, il met en évidence l’importance et la forte charge pathétique du dialogue et des figures de rhétorique, deux procédés vocaux fondateurs communs aux deux genres, replaçant ainsi la voix au cœur des pratiques d’écriture aussi bien que de lecture de la nouvelle de l’âge classique.

The voice of theatrical declamation in the short story in the latter half of the seventeenth century

Founded on the equivalencies between the codes of theatrical declamation and emotional reading theorized in 1707 by Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest in his Traité du récitatif (Treatise on performance practice), as well as on considerations in several treatises concerning rhetoric and dramatic art in the seventeenth century, this article aims to define a few key elements of the vocal poetics of the French short story in the second half of the seventeenth century. Through a comparative analysis of the short stories Floridon (1657) by Segrais and Philadelphe (1687) by Girault de Sainville and of Racine’s tragedy Bajazet (1672), it highlights the importance and heavy pathetic content of the dialogue and figures of rhetoric, two founding vocal processes common to both genres, thus replacing the voice at the heart of both writing and reading practices in the short story during the Enlightenment.

***

Françoise Gevrey
La théâtralité dans Les nouvelles françaises de Louis d’Ussieux (1775-1783)

Louis d’Ussieux écrivit deux recueils de nouvelles à la fin du XVIIIe siècle. Dans le choix de ses titres et dans un avertissement, il se réfère au modèle de Segrais autant qu’à celui de Boccace, mais il souligne surtout l’influence qu’a exercée sur lui Baculard d’Arnaud. En prenant pour exemple quatre nouvelles extraites du recueil des Nouvelles françaises, dont deux au moins sont presque des plagiats, on montrera comment l’influence du théâtre a fait évoluer le genre de la nouvelle donnée pour une « anecdote » : la disposition des dialogues, le choix des scènes devenues plus importantes que les passages narratifs, l’intérêt pour l’éloquence et les excès pathétiques demandent au lecteur d’assister à un véritable spectacle, conforme à l’esthétique du drame. Ce projet est confirmé par l’illustration qui détermine la lecture en choisissant des épisodes spectaculaires de nature à intéresser les « âmes sensibles ».

Theatricality in Les nouvelles françaises by Louis d’Ussieux (1775-1783)

Louis d’Ussieux wrote two collections of short stories in the late eighteenth century. In the choice of his titles and in an advertisement, he was inspired by the models of Segrais and Bocaccio, but makes particular mention of the influence of Baculard d’Arnaud. By considering, for example, four short stories drawn from his collection Nouvelles françaises (French short Stories), at least two of which were virtually plagiarized, we will show how the influence of the theatre caused the genre of the short story told as an « anecdote » to evolve : the arrangement of the dialogues, the choice of scenes that have become more important than the narrative passages, the interest in eloquence and the pathetic excesses all call for the reader to assist at a genuine spectacle in conformity with the aesthetic of the drama. This project is confirmed by the illustration that determines the reading through the choice of spectacular episodes of a nature to interest « sensitive souls ».