n° 95 / Paul Valéry, identité et analogie

Hiver 2011
Numéro préparé par
Thomas Vercruysse
Université de Clermont-Ferran II / CNRS-ITEM

[Version numérique disponible sur Érudit]

Tenu pour un maître de la pensée analogique, Paul Valéry écrit dans Analecta : « On ne peut pas achever de ressembler. A prend de lui-même ce qu’il peut prendre de la figure de B. Il y a donc quelque part, ou en quelque moment, un désaccord, une coupure dans celui qui imite. » Si « penser », pour Valéry, c’est « repenser », le procédé fondamental de sa méthode est de l’ordre d’une traduction : il s’agira de « réécrire » tous les énoncés, en particulier ceux du discours religieux ou théologique, selon le langage protocolaire du Système, où il entend trouver une sorte d’absolu criticiste. Dans l’horizon épistémologique de l’identité différentielle, définie par Frege, et reprise par Valéry dans le projet du Système, l’identité est remplacée par la fonctionnalité qui devient son analogon opératoire : si l’identité cède sa place à la fonction, la prédication cède la sienne à l’équation ; il s’agit moins ainsi de saisir des essences que de déterminer des rapports.

Le rapport entre le lecteur et l’auteur devient lui-même de l’ordre de l’interaction, le premier remplissant une fonction de même importance que le second. Le sens du texte n’est plus une identité à retrouver, mais une partition à exécuter. En substituant une théorie de l’effet à une conception de la création liée à l’intention de l’auteur, Valéry anticipe donc les travaux de Jauss sur la réception. Dans cette perspective, réfléchir à une « poétique de l’indéterminé », c’est aussi réfléchir à l’indétermination du sens, en tant que sa donation ne remplit pas un programme prescrit par l’auteur, mais donne lieu à une intersubjectivité et à une imprévisibilité.


Table des matières

5. Liminaire
Thomas Vercruysse

11. Paul Valéry face à Edgar Allan Poe. Une pensée philosophique entre composition et création
Barbara Scapolo

29. Principes d’analogie pure et appliquée : notes sur la présence d’une logique analogique dans l’épistémologie et l’ontologie valéryennes
Benedetta Zaccarello

43. Pensée analogique et dynamiques de la forme chez Paul Valéry : modèles, forces, diagrammes
Laurence Dahan-Gaida

67. « Qui s’égare en soi-même aussitôt me retrouve »
Jean Hainaut

Chronique

81. Les archives du vent (3)
Jacinthe Martel, Jacques Paquin, Mariloue Sainte-Marie et Isabelle Kirouac-Massicotte

101. Abstracts

105. Notices biobibliographiques


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N° 95, hiver 2011

Paul Valéry. Identité et analogie

Barbara Scapolo
Paul Valéry face à Edgar Allan Poe. Une pensée philosophique entre composition et création

L’hypothèse de notre analyse est celle d’une importance capitale de la maîtrise de l’œuvre d’Edgar Allan Poe pour comprendre la pensée de Valéry. Poe permet de réfléchir plus particulièrement sur ce qu’est la structure formelle d’une œuvre, question au centre de toute la philosophie du poète. La réflexion valéryenne sur cette question passe de l’attention constante au rôle du lecteur, avec l’élaboration de nombreuses stratégies au sein de sa propre écriture pour pouvoir, en tant qu’auteur, contrôler le lecteur et lui résister, à une invitation à établir une analyse qui s’intéresse plus à l’œuvre en puissance qu’à celle en acte, ce qui nous amène à souligner l’importance qu’il a accordée, sa vie durant, à l’inachevé. L’horizon de sens de la réflexion de Valéry nous semble indissociablement lié à la mise en forme d’une recherche d’une certaine consistency, le terme devant ici être entendu dans le double sens qu’il a en anglais : à la fois cohérence et consistance, double sens que l’on retrouve au reste dans Eurêka de Poe. Ce faisant, l’auteure de cette étude rappelle également la propension de l’écriture de Valéry à s’orienter tantôt vers un lecteur à venir, tantôt vers lui-même.

Paul Valéry Compared with Edgar Allan Poe. Philosophical Thought between Composition and Creation

Our analysis posits that a mastery of Edgar Allan Poe’s work is essential for understanding the thinking of Paul Valéry. Poe makes it possible to reflect, specifically, on the formal structure of a work, an issue that is at the core of the poet’s overall philosophy. Valéry’s thinking on this subject passes from constant attention to the role of the reader — via the development of numerous strategies within his own writing which he employs, as an author, to control and resist the reader — to an invitation to establish an analysis focused on the potential work rather than the factual one. This leads us to underscore the importance he accorded, throughout his life, to the uncompleted. In our view, the horizon of meaning in Valéry’s thinking seems to be inextricably linked to the shaping of research of a certain consistency, with consistency understood according to the double sense it has in English ; this involves both coherence and consistency, the same double sense one finds, for that matter, in Poe’s Eureka. In doing so, we also recall Valéry’s tendency in his writings to orient himself at times to a future reader, at times to himself.

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Benedetta Zaccarello
Principes d’analogie pure et appliquée : notes sur la présence d’une logique analogique dans l’épistémologie et l’ontologie valéryennes

Quoique rarement théorisée de manière explicite, l’analogie, stratégie de pensée et d’écriture à la fois, s’inscrit au cœur de l’œuvre valéryenne. Elle y joue le rôle de moteur caché d’une méthode qui, quoique marquée par sa visée éminemment théorique, se conçoit comme l’antithèse des conceptions de l’esprit qui dominent la philosophie en tant que discipline historique et démarche d’analyse. Notamment, l’analogie semble fournir à Valéry un outil indispensable dans sa recherche d’un dépassement de toute volonté de représentation de la pensée en tant que totalité fermée, sans pour autant lui imposer de renoncer à l’interrogation de ce phénomène mystérieux et secret qu’est la vie d’une conscience. De plus, l’œuvre de Valéry elle-même semble pouvoir se lire à plusieurs égards comme une tentative de fabriquer, à travers l’écriture, un analogon de l’insaisissable et protéiforme puissance de l’esprit. Cet analogon, dans son irréductible matérialité, rappelle en même temps à l’intelligence la charnalité de son double inéluctable. Ainsi, dans la pratique valéryenne qui prend forme dans les Cahiers, pendant que le regard de la conscience sur la conscience devient prolifération sensible des images de pensée, l’écriture se révèle être un corps possible du langage, énigmatique et miraculeuse comme l’admirable obscurité de nos organes.

Principles of Pure and Applied Logic : Notes on the Presence of Analogical Logic in Valéry’s Epistemology and Ontology

Although it is rarely theorized explicitly, analogy as a strategy for both thinking and writing is at the core of Valéry’s work. Here it serves as the hidden engine of a method that, although distinguished for its eminently theoretical aim, is conceived as the antithesis of the conceptions of mind that dominate philosophy as a historical discipline and approach to analysis. Analogy, notably, seems to offer Valéry an indispensable tool in his search to transcend all desire to represent thought as a closed totality without, however, obliging it to renounce the questioning of this mysterious and secret phenomenon that is the life of a conscience. Furthermore, it appears that Valéry’s very work can be read in many ways as an attempt to manufacture, through writing, an analogon of the ungraspable and proteiform power of the mind. This analogon, in its irreducible materiality, recalls at the same time the intelligence and carnality of its ineluctable double. Thus, in Valéry’s practice as it took shape in the Cahiers (Notebooks), while conscience’s view of conscience becomes a sensitive proliferation of thought images, the writing reveals itself to be a possible body of language, as enigmatic and miraculous as the admirable obscurity of our organs.

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Laurence Dahan-Gaida
Pensée analogique et dynamiques de la forme chez Paul Valéry : modèles, forces, diagrammes

Cette étude aborde la question de l’analogie chez Paul Valéry sous l’angle épistémologique, en tant que mécanisme de pensée favorisant la production de « continuités » entre domaines hétérogènes. Exposée dans l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, ce qui deviendra la méthode de Valéry vise à restaurer une forme de continuité entre les arts et les sciences d’un côté, entre l’art et la nature (phusis et technè) de l’autre. Dans la présente étude, la méthode analogique de Valéry est abordée à travers une triade méthodologique : modèles, forces et diagrammes sont envisagés comme trois opérateurs de continuité qui empruntent la voie de l’analogie pour permettre la circulation « au travers des séparations, des cloisonnements », pour se déplacer « dans une quantité de structures » et ainsi réaliser l’unité de la méthode.

Analogical and Dynamic Thinking on Form in Paul Valéry : Models, Strengths, Diagrams

This study focuses on the issue of analogy in Paul Valéry in terms of epistemology, with analogy considered as a mechanism of thought that fosters the production of « continuities » among heterogeneous fields. Outlined in the Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (Introduction to the Method of Ledonardo da Vinci), what would become Valéry’s method aims to restore a form of continuity between the arts and sciences on one hand, and art and nature (phusis and technè) on the other. The present study approaches Valéry’s analogical method using a methodological triad : models, strengths and diagrams are envisioned as three continuity operators that take the analogy route to allow for circulation « through separations, partitions », for travel « within a quantity of structures », therefore realizing the unity of the method.

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Jean Hainaut
« Qui s’égare en soi-même aussitôt me retrouve »

L’analogie peut servir de guide aux théoriciens pour édifier des idées nouvelles aussi bien dans les sciences physiques, comme le soutiennent James Clerk Maxwell et Louis de Broglie, que dans les sciences formelles, comme l’affirment Alfred North Whitehead et René Thom. De plus, un linguiste, de la mouvance structuraliste, Per Aage Brandt, applique la théorie thomienne de l’analogie aux textes littéraires. Dans son œuvre poétique, Valéry en use dans le Cantique des colonnes et en justifie la pratique dans Au sujet d’Adonis et dans Poésie et pensée abstraite. En relisant ces textes, on s’aperçoit que les équations et les poèmes en disent plus que nous n’en savons sur nous et sur notre rapport à la nature.

« Qui s’égare en soi-même aussitôt me retrouve » (He who wanders is not lost)

Analogy can serve theoreticians as a guide for building new ideas in the physical sciences according to James Clerk Maxwell and Louis de Broglie and in the formal sciences according to Alfred North Whitehead and René Thom. Furthermore, Per Aage Brandt, a linguist in the structuralist movement, applies the Thomian theory of analogy to literary texts. In his poetic works, Valéry makes use of it in the Cantique des colonnes (Canticle of the Columns) and justifies its practice in Au sujet d’Adonis (About Adonis) and Poésie et pensée abstraite (Poetry and Abstract Thought). When re-reading these texts, one observes that the equations and poems tell us more than we realize about ourselves and our relationship with nature.