n° 90 / Nouvelle-France : fictions et rêves compensateurs

Été 2009
Numéro préparé par
Marie-Christine Pioffet
Université York (Toronto)

[Version numérique disponible sur Érudit]

Il importe de souligner à quel point, à partir du XIXe siècle, les auteurs canadiens-français trouveront dans la littérature apologétique sur la colonisation de la Nouvelle-France une ferveur et des actes de bravoure à exalter, propres à répondre à leur quête d’une identité et susceptibles d’atténuer le choc encore sensible de la défaite de 1759 et l’humiliation éprouvée à la lecture du rapport Durham. La filiation étroite entre les écrits de la Nouvelle-France et la littérature canadienne-française, puis québécoise, n’est plus à démontrer. L’appellation désormais consacrée de « textes fondateurs » en fait foi. Gilles Thérien invitait naguère les chercheurs à trouver dans le « patrimoine » littéraire de la Nouvelle-France « l’ébauche d’un discours identitaire, c’est-à-dire d’un imaginaire qui perdure et dont on peut encore aujourd’hui mesurer les progrès1 ». Le présent dossier répond en partie à cette invitation en montrant la continuité thématique entre les textes d’avant et d’après la Conquête.


Table des matières

5. Liminaire. Regards obliques sur la Nouvelle-France
Marie-Christine Pioffet

25. La Coppie d’une lettre envoyee de la Nouvelle France, ou Canada (1609) : la fiction épistolaire au service de la politique missionnaire jésuite  ?
Isabelle Lachance

37. Nouvelle-France ou France nouvelle : les anamorphoses du désir
Marie-Christine Pioffet

57. Du fleuve Saint-Laurent vers la Chine au XVIIe siècle : quand l’imaginaire se fraye un passage
Catherine Broué et Mylène Tremblay

71. Rêver la Nouvelle-France au XIXe siècle
Rémi Ferland

89. Mise en discours et médiatisation des figures de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain au Canada français dans la seconde moitié du XIXe siècle
Hélène Destrempes

107. L’Amérindien « d’un autre âge » dans la littérature québécoise au XIXe siècle
Rémi Ferland

135. La Nouvelle-France, le temps d’un premier jardin
Guy Poirier

Annexe

147. Édition de la Coppie d’une lettre envoyee de la Nouvelle France, ou Canada, par le Sieur de Combes, Gentilhomme Poictevin, à un sien amy.

157. Abstracts

161. Notices biobibliographiques

 

1 Gilles Thérien, « Des écrits de la Nouvelle-France à la littérature québécoise », La Licorne, vol. 27, 1993, p. 40.

$12.00

N° 90, été 2009

Nouvelle-France : fictions et rêves compensateurs

Isabelle Lachance
La Coppie d’une lettre envoyee de la Nouvelle France, ou Canada (1609) : la fiction épistolaire au service de la politique missionnaire jésuite ?

La Coppie d’une lettre envoyee de la Nouvelle France, ou Canada, imprimée à Lyon en 1609, relate la traversée de l’Atlantique et le séjour américain d’un missionnaire reçu dans la plus haute société. Émaillé de noms de personnes et de lieux sans lien avec la réalité historique de la colonisation française en Amérique au début du XVIIe siècle, ce récit n’est pas sans entretenir de rapports avec une autre représentation de la Nouvelle-France, tout aussi fictive que complaisante à l’égard de la noblesse d’épée et publiée la même année dans l’Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot. Cependant, même si ces deux documents charrient une même vision utopique et déréalisée de la colonisation, le récit épistolaire, contrairement au récit historique, assure à son auteur le privilège de formuler une expérience particulière qui ne peut être confrontée à aucune autre, ainsi que la possibilité de s’adresser à un auditoire qui s’identifiera au destinataire de la lettre, simplement désigné comme un « amy ». La Coppie comportant l’imprimatur de la Compagnie de Jésus, il est à supposer qu’elle aura été publiée avec l’accord des Jésuites, soucieux de s’acquérir quelque soutien dans leur recherche de moyens de passer en Nouvelle-France.

The Coppie d’une lettre envoyee de la Nouvelle France, ou Canada (1609) : epistolary fiction serving Jesuit missionary policy ?

The Coppie d’une lettre envoyee de la Nouvelle France, ou Canada (Copy of a letter sent from New France, or Canada), printed in Lyon in 1609, recounts the Atlantic crossing and American sojourn of a missionary received in the highest echelons of society. Sprinkled with the names of persons and places having nothing to do with the historic reality of the French colonization of America in the early seventeenth century, this account nevertheless reveals relationships with another representation of New France, both fictional and convenient, regarding the nobility of the sword and published the same year as Marc Lescarbot’s Histoire de la Nouvelle-France. Even if these two documents convey the same utopian and derealized vision of colonization, however, the epistolary narrative, contrary to the historic account, ensures its author the privilege of formulating a particular experience unlike any other together with the possibility of addressing an audience who will identify with the letter’s recipient, designated simply as an amy. Since the Coppie contains the imprimatur of the Company of Jesus, one may suppose it was published with the consent of the Jesuits, eager to acquire some support in their search for ways and means to move into New France.

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Marie-Christine Pioffet
Nouvelle-France ou France nouvelle : les anamorphoses du désir

Ce texte explore la perception imaginaire de la Nouvelle-France chez les voyageurs français depuis Verrazano et Cartier jusqu’à Charlevoix, en passant par Marc Lescarbot, Sagard et Lejeune, et même Marie de l’Incarnation. À peine peuplé, ce vaste territoire devient le théâtre des rêves expansionnistes et missionnaires les plus ambitieux. En raison de ses contours incertains et des failles de la cartographie, cette France d’Amérique nourrit les fantasmes des explorateurs qui y cherchent tantôt un passage vers la Chine, tantôt des villes prospères et populeuses, tantôt un nouvel Eldorado situé au Saguenay ou quelque part dans le Mississipi. La fiction déborde la géographie et se répercute sur un axe temporel, que ce soit par des échappées dans un avenir glorieux ou encore dans un passé magnifié, celui des Gaulois, intrépides navigateurs aux yeux de Lescarbot, ou des Croisés enrôlés dans une guerre sainte, à en croire Paul Lejeune. Dans ce contexte, l’image de la Nouvelle-France, fabrication idéo-politique, spatiale mais aussi historique, voire eschatologique, se construit pour panser les espoirs déçus.

New France or a new France : the anamorphoses of desire

This text explores the imaginary perception of New France in French travellers from Verrazano and Cartier to Charlevoix, passing by Marc Lescarbot, Sagard, Lejeune, even Marie de l’Incarnation. Barely inhabited, this vast territory became the theatre of the most ambitious expansionist and missionary dreams. Thanks to the irregular contours of the land and errors in mapmaking, this France in America nurtured the fantasies of the explorers who sought in it at times a passage to China, at times the presence of prosperous, bustling villages, at times a new Eldorado in the Saguenay or somewhere in the Mississippi. Fiction trumped geography and played out on a time axis, whether through escapes into a glorious future or back to a glorified past, that of the Gauls, intrepid navigators in the eyes of Lescarbot, or Crusaders embarked on a holy war, if we are to believe Paul Lejeune. In this context, the image of New France, an ideo-political fabrication — spatial but also historic, even eschatological — was constructed to assuage disappointed hopes.

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Catherine Broué et Mylène Tremblay
Du fleuve Saint-Laurent vers la Chine au XVIIe siècle : quand l’imaginaire se fraye un passage

Durant la seconde moitié du XVIIe siècle, l’imaginaire qui sous-tend l’exploration du continent nord-américain est encore imprégné des récits de merveilles qui circulaient en Europe depuis Marco Polo. Les exactions espagnoles du siècle précédent en Amérique du Sud et au Mexique faisaient également miroiter, en filigrane, l’espoir de richesses fabuleuses auxquelles on espérait parvenir, au-delà du bassin laurentien, dès que l’on aurait découvert le passage devant y mener. Mais peu à peu, à mesure que les cartes se précisent, les voies du nord et du sud se ferment au désir. Reste la voie de l’ouest : les documents entourant l’exploration du bassin du Mississipi et, en particulier, les relations d’Hennepin révèlent qu’à la fin du XVIIe siècle, l’idée de passage cède le pas à celle d’empire. Tenaces, les désirs de richesse et de puissance finiront pas s’ancrer en sol américain. La Salle n’aura pas cherché en vain sa Chine rêvée : un empire finira par surgir de ses explorations mêmes !

From the St. Lawrence River to China in the seventeenth century : when the imagination carved a passage

During the second half of the seventeenth century, the imagination underpinning the exploration of the North American continent remained haunted by the rumours of marvels that had been circulating in Europe since the time of Marco Polo. As well, the Spanish abuses of the preceding century in South America and Mexico hinted at, and fuelled hopes of, fabulous riches that could be had beyond the Laurentian basin once the passage to them was discovered. But little by little, such hopes were dashed thanks to more accurate maps of roads from the north and south. There remained the road from the west : documents surrounding the exploration of the Mississippi basin, Hennepin’s accounts in particular, revealed that in the late seventeenth century, the idea of passage gave way to that of empire. Tenacious, the desire for wealth and power would finally take root in American soil. Not in vain did La Salle pursue his dream of China : in the end, an empire would rise from his very explorations !

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Rémi Ferland
Rêver la Nouvelle-France au XIXe siècle

Issu de la volonté d’une élite de constituer une littérature nationale, le mouvement littéraire québécois de la deuxième moitié du XIXe siècle, appelé a posteriori « l’École patriotique de Québec », propose une expression idéalisée du nous-collectif. Poèmes, romans et essais font œuvre de propagande et visent à galvaniser le sentiment d’appartenance à la communauté ethnique, en célébrant à répétition les quatre traits identitaires du peuple canadien-français, qui le distinguent de l’Amérique anglo-saxonne déjà entrée dans l’ère industrielle : son histoire (celle de la Nouvelle-France), sa langue (le français), sa religion (le catholicisme) et sa vocation économique (l’agriculture). Le premier de ces quatre thèmes ou plutôt leitmotive sera ici examiné à partir de trois romans qui jalonnent cette période : Pierre et Amélie d’Édouard Duquet (1866), Une horrible aventure de Vinceslas-Eugène Dick (1875) et Nicolas Perrot ou les Coureurs des bois sous la domination française de Georges Boucher de Boucherville (1889).

Dreaming New France in the nineteenth century

Born from an élite’s desire to constitute a national literature, the Québec literary movement in the second half of the nineteenth century, termed a posteriori the École patriotique de Québec, proposed an idealized expression of the collective-us. Poems, novels and essays served as propaganda aimed at galvanizing the sense of belonging to the ethnic community, celebrating repeatedly the four identitary features of the French Canadian people that distinguished it from an Anglo-Saxon America already in the industrial era : history (that of New France), language (French), religion (Catholicism) and economic vocation (agriculture). The first of these four themes — or leitmotif — will be examined here on the basis of three novels that appeared during this period : Pierre et Amélie by Édouard Duquet (1866), Une horrible aventure by Vinceslas-Eugène Dick (1875) and Nicolas Perrot ou les Coureurs des bois sous la domination française by Georges Boucher de Boucherville (1889).

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Hélène Destrempes
Mise en discours et médiatisation des figures de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain au Canada français dans la seconde moitié du XIXe siècle

À la suite de l’Acte d’Union (1840), les élites de la province de Québec entreprennent de produire un discours compensateur, destiné à défendre les droits et la culture des Canadiens français en Amérique. Au cœur de ce projet collectif se développe un mythe des origines basé sur l’idéalisation de la Nouvelle-France, des colons et des personnalités historiques qui s’y sont illustrés. Tant dans la fiction que dans l’historiographie, un panthéon de figures héroïques se dessine ainsi sur un fond de geste nationale, les personnages de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain s’y distinguant par le prestige du mythe qui les auréole. Malgré l’intervalle des siècles, le « découvreur du Canada » et le « fondateur de Québec » partagent dans l’ensemble du discours historiographique de cette époque un même destin glorieux, une certaine sacralité propre aux figures que l’on vénère ou que la critique ne peut atteindre. Cet article se veut une réflexion sur le contexte et l’élaboration du mythe entourant ces deux personnages historiques, depuis l’Acte d’Union (1840) jusqu’au trois-centième anniversaire de la ville de Québec en 1908.

Discourse usage and media coverage of the figures of Jacques Cartier and Samuel de Champlain in French Canada in the second half of the nineteenth century

Following the Act of Union (1840), the élites in the province of Québec undertook to produce a compensatory discourse intended to defend the rights and culture of French Canadians in America. At the heart of this collective project there developed a myth of origins based on an idealization of New France, its settlers and renowned historical personalities. In both fiction and historiography, a pantheon of heroic figures was highlighted as part of a national gesture, with the figures of Jacques Cartier and Samuel de Champlain distinguished by the prestige of the myth that glorified them. Despite the intervening centuries, the « discoverer of Canada » and the « founder of Québec » share a same glorious destiny in the historiographic discourse of this era, a certain sacred status extended to figures who are venerated or immune from criticism. This article is intended as a reflection on the context and development of the myth surrounding these two historical figures, from the Act of Union (1840) to the three-hundredth anniversary of Québec City in 1908.

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Vincent Masse
L’Amérindien « d’un autre âge » dans la littérature québécoise au XIXe siècle

Les figures de l’Amérindien, telles qu’elles apparaissent dans la littérature québécoise du XIXe siècle, renvoient à une époque révolue, soit mythique, soit celle de la Nouvelle-France. Certains personnages — ceux de la poésie et des romans historiques — peuplent cet « autre âge » ; d’autres ne font que l’évoquer, par une décadence qui rappelle leur gloire passée. Par une analyse de l’ambivalence des figurations manichéennes de l’Amérindien, qui répondent à certaines contraintes poétiques, et de leur affectation aux besoins d’un discours à la recherche de spécificités littéraires et identitaires, cet article propose une lecture des principes d’écriture régissant la représentation de l’Amérindien historique. Les régimes temporels s’y entrechoquent, tout en révélant un double mouvement d’appropriation et de distanciation, et une relation conflictuelle avec ces deux altérités que sont le « sauvage » et le « passé ».

The Amerindian « from another age » in nineteenth-century Québec literature

Depictions of the Amerindian in nineteenth-century Québec literature hark back to a bygone era, either that of myth or New France. Certain characters — from poetry and historical fiction — populate this « other age » ; others merely evoke it using a decadence that recalls their past glory. By analyzing the ambivalence of Manichean representations of the Amerindian that respond to certain poetic constraints along with their allocation to the needs of a discourse in search of literary and identitary specificities, this article proposes a reading of the principles of writing that govern the representation of the historical Amerindian. Here temporal regimes jostle while revealing a double movement of appropriation and distancing and a conflictual relationship with these two othernesses : the « savage » and the « past. »

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Guy Poirier
La Nouvelle-France, le temps d’un premier jardin

Cet article explore trois aspects du Premier jardin, roman d’Anne Hébert. Dans un premier temps, il étudie les liens qu’ont pu établir les critiques entre l’œuvre poétique d’Anne Hébert et le thème du premier jardin. Il examine ensuite les parallèles que l’on pourrait tracer entre l’enquête que mène le personnage de Flora Fontanges sur les femmes de la Nouvelle-France et le travail historique d’un pionnier de l’histoire du Canada français, François-Xavier Garneau. Il analyse enfin le personnage qui sert de guide historique à Flora, Raphaël.

New France, the time of a first garden

This article explores three aspects of Premier jardin (First Garden), a novel by Anne Hébert. We first study the links critics have established between the author’s poetic œuvre and the theme of the first garden. Next, we examine the parallels that can be traced between the investigation conducted on the women of New France by the character of Flora Fontanges and the historical work of a pioneer of the history of French Canada, François-Xavier Garneau. Finally, we analyze Raphaël, the character who serves as a historical guide for Flora.