n° 87 / Sens et enjeux de la mémoire dans la société moderne : de la Renaissance au seuil du siècle classique

Été 2008
Numéro préparé par
Colette H. Winn
Washington University in Saint Louis

[Version numérique disponible sur Érudit]

Selon l’historien Pierre Nora, la mémoire n’aurait cessé de prendre de l’importance au fil des dernières années. Nul n’en doute. On peut se demander, cependant, si cette compulsion mémorielle est en réalité nouvelle ou même, comme on semble parfois l’affirmer, si elle est propre à nos sociétés contemporaines.

Ce dossier entend montrer l’intérêt que la société de l’époque moderne a manifesté, elle aussi, pour la mémoire. La querelle de l’orthographe qui opposa, dans les années 1550, les partisans de la Mémoire, soucieux de préserver les traces de l’histoire des mots dans la langue écrite, à ceux qui œuvraient à rendre la langue plus phonétique au risque d’en effacer la prestigieuse mémoire, en constitue un exemple éloquent (Danielle Trudeau). Cet intérêt est également manifeste dans la faveur persistante que connaissent, au XVIe siècle, les arts de la mémoire, et la part belle que lui octroie le poète humaniste dans ses écrits (Gilles Banderier, Andrea Frisch). Enfin, les livres de raison qui, dès la fin du XIIIe siècle, commencent à s’introduire en France sous l’influence des échanges commerciaux avec l’Italie où fleurissaient déjà les libri di famiglia (Colette H. Winn) fournissent un précieux témoignage de l’importance accordée à la mémoire. Si les contributions que ce numéro réunit n’apportent pas de réponse définitive à la question de la mémoire à l’époque moderne, elles en éclairent pour le moins les aspects les plus essentiels : la nature extrêmement riche de cette mémoire, ses formes et ses supports ; les mécanismes de (re)construction et de transmission ; les motivations à l’origine de la nécessité de mémoire, voire les enjeux linguistiques et esthétiques, socio-politiques, éthiques et religieux.


Table des matières

5. Liminaire
Colette H. Winn

11. La mémoire de la langue. Apologie pour Henri Estienne
Danielle Trudeau

31. Du Bartas et l’ars memorativa
Gilles Banderier

47. Les Discours de Pierre de Ronsard : une poétique de l’oubli ?
Andrea Frisch

63. La mise en scène de la parole et ses implications pour la mémoire familiale dans la Généalogie de Messieurs du Laurens (1631)
Colette H. Winn

Chronique

89. Les archives du vent
Jacinthe Martel et ses collaborateurs

117. Abstracts

119. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 87, été 2008

Sens et enjeux de la mémoire dans la société moderne : de la Renaissance au seuil du siècle classique

 

Danielle Trudeau
La mémoire de la langue. Apologie pour Henri Estienne

Henri Estienne inaugure, dans ses travaux sur le français, un nouveau récit sur la langue vulgaire dans lequel le parler courant ressort comme le gardien fidèle de l’intention des premiers « auteurs » de la langue. Les « conformités » qu’il découvre entre grec, latin, français sont d’une nature bien différente des moyens par lesquels traditionnellement on rapprochait les mots français de leurs étymons latins ou grecs : ce sont des ressemblances structurelles et abstraites, qui supposent des similitudes mentales remontant aux temps de la constitution de la langue. Cette démarche s’attache non plus aux marques extérieures de l’origine – comme celles que manifeste encore l’orthographe étymologique – mais aux « patrons » sur lesquels sont taillées les expressions les plus usuelles et les plus évidentes. En constituant de la sorte le parler courant en objet scientifique et en objet de culte, les travaux d’Estienne ont posé un jalon capital de la linguistique de la période classique.

The memoir of language. In defense of Henri Estienne

In his work on French, Henri Estienne initiates a new narrative on popular language in which everyday speech emerges as the faithful guardian of the intention of language’s first « authors. » The « conformities » he discovers between Greek, Latin and French are quite different in nature from the traditional means used to connect French words with their Latin or Greek etymons : these are structural and abstract resemblances, which suppose mental similarities dating far back to the constitution of language. This approach no longer relies on outward signs of origin – such as those still demonstrating etymological spelling – but on the « patterns » upon which the most usual and obvious expressions are moulded. By thus making everyday speech into a scientific object and a cult object, Estienne’s works laid an essential linguistic milestone of the classical period.

***

Gilles Banderier
Du Bartas et l’ars memorativa

Malgré les efforts entrepris depuis plusieurs décennies, l’œuvre de Guillaume Salluste Du Bartas (1544-1590) est loin d’avoir livré tous ses secrets. De manière générale, son importance semble encore sous-évaluée, alors que cet auteur connut, de son vivant et jusqu’à quarante ans après sa mort, une gloire et un rayonnement exceptionnels. Afin de mieux éclairer les raisons de ce succès, cet article étudie la Sepmaine comme ressortissant à la tradition de l’ars memorativa. Le succès de ce poème à la fois didactique, apologétique et encyclopédique correspond, en effet, à la période de l’histoire occidentale où la mnémotechnie, héritée de l’Antiquité grecque, suscite un vif regain d’intérêt. Aussi l’auteur propose-t-il d’analyser tout particulièrement la place et la fonction de la mnémotechnique dans ce texte, ainsi que les divers moyens rhétoriques dont il se sert.

Du Bartas and the Ars memorativa

Despite efforts undertaken in many recent decades, the work of Guillaume Salluste Du Bartas (1544-1590) has by no means revealed all its secrets. Its importance, generally speaking, still appears under-estimated, whereas there were outstanding recognition and popularity for this author during his lifetime and up to forty years after his death. To shed light on the reason for this success, this article studies the Sepmaine as issuing from the tradition of the ars memorativa. The success of this poem at once didactic, apologetic and encyclopaedic corresponds, in fact, to that period of Western history when the mnemotechnics inherited from Greek antiquity experienced a lively renewal of interest. Our purpose is therefore to analyze, very particularly, the position and function of mnemotechnics in this text, as well as the various rhetorical methods it employs.

***

Andrea Frisch
Les Discours de Pierre de Ronsard : une poétique de l’oubli ?

Pierre de Ronsard est surtout le poète de la mémoire collective : ses vers les plus connus se construisent explicitement comme des monuments publics. Cependant, dans les quelques poèmes portant sur les guerres civiles, Ronsard finit par faire oublier son sujet en l’effaçant progressivement de ses écrits. Plus qu’une simple manifestation poétique de la politique de l’oubli, telle qu’elle s’exprime dans les édits de pacification à partir de 1570, le silence de Ronsard au sujet des troubles, dès cette même année, marque les limites de la poétique de la mémoire face aux guerres civiles.

Pierre de Ronsard’s Discours : a poetics of oblivion ?

Pierre de Ronsard is above all the poet of collective memory : his most famous verses are explicitly constructed in the manner of public monuments. In the few poems dealing with civil war, however, Ronsard ends up removing all thoughts of his subject by gradually erasing it from his writings. More than a simple poetic manifestation of the politics of oblivion as expressed in the pacification edicts that began in 1570, Ronsard’s silence concerning the troubles marks starting that same year the limits of the poetics of memory with regard to civil wars.

***

Colette H. Winn
La mise en scène de la parole et ses implications pour la mémoire familiale dans la Généalogie de Messieurs du Laurens (1631)

La question de la mémoire familiale dans la Généalogie de Messieurs du Laurens (1631) est abordée par le biais d’une analyse du « récit de paroles », qui paraît être l’élément le plus frappant de ce livre de raison. En examinant la place accordée au récit de paroles et aux fonctions qu’il y remplit, cet article s’attache à montrer la manière dont Jeanne du Laurens organise la mémoire familiale et la transmet à ses descendants. Cette étude apporte un éclairage particulier sur le rôle et les usages de la mémoire familiale dans la construction des identités confessionnelles.

The mise en scène of speech and its implications for the family memoir in the Généalogie de Messieurs du Laurens (1631)

The question of familial memory in the Généalogie de Messieurs du Laurens (1631) is approached through an analysis of the « narrative of words », which seems to be the most striking element of this book of reason. By examining the place given to the narrative of words and the functions it fulfils there, this article aims to show how Jeanne du Laurens organizes the family memoir and transmits it to her descendants. This study sheds particular light on the role and usages of the family memoir in constructing confessional identities.