Corinne Jouanno
Homère historien de la guerre de Troie ? Regards critiques des historiens grecs sur les poèmes homériques
Le présent article étudie le traitement réservé au « témoignage » homérique sur la guerre de Troie chez les historiens grecs de l’époque classique (Hérodote, Thucydide) et, plus succinctement, dans l’historiographie de l’époque hellénistique et romaine. Tandis qu’Hérodote, adoptant une attitude polémique, conteste l’autorité d’Homère et définit sa pratique de l’histoire par opposition avec le modèle homérique, Thucydide, affichant moins de scepticisme, s’emploie à mettre en place une méthode qui lui permette d’exploiter les poèmes homériques comme source d’informations sur l’histoire économique et politique des temps archaïques. On retrouve cette théorie du « sens caché » chez divers historiens et géographes de l’époque hellénistique et romaine qui, éduqués dans le respect de la tradition homérique, continuent à s’interroger sur l’historicité de l’Iliade et de l’Odyssée, en un débat dont le rhéteur Dion de Pruse suggère ironiquement la transformation en lieu commun de l’historiographie antique.
Homer : historian of the Trojan War ? Greek historians’ critical discussions of the Homeric poems
This paper studies the treatment of Homer as “eyewitness” to the Trojan War by classical-era Greek historians (Herodotus, Thucydides), particularly in the historiography of the same period. Whereas Herodotus adopts a polemical stance by challenging Homer’s authority and defines his own practice as a historian in opposition to the Homeric model, Thucydides, less sceptical, implements a method using the Homeric poems as a source of information on the economic and political history of classical antiquity. This theory of a “hidden meaning” is found in various classical-era historians and geographers who, although trained to respect Homeric tradition, persisted in questioning the historicity of the Iliad and the Odyssey. The result was a debate which the rhetorician Dio of Prusa ironically suggested should become a commonplace of classical historiography.
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Luciana Romeri
Fiction et histoire chez Lucien
Lucien de Samosate (IIe siècle) consacre deux ouvrages à l’histoire et aux historiens, l’un, Comment écrire l’histoire, rédigé sous la forme sérieuse d’un manuel, l’autre sous la forme parodique d’un long voyage extraordinaire, les Histoires vraies. Dans cet article, je m’intéresse à la critique qui, par delà la parodie et le fantastique, traverse les Histoires vraies, visant à la fois les poètes, les historiens et les philosophes du passé, en raison des nombreuses choses « prodigieuses et fabuleuses » qu’ils ont écrites. En parcourant les quatre paragraphes qui composent le prologue de cet ouvrage et qui explicitent la pensée et la position de Lucien, il s’agira de montrer que, par le biais de cette histoire fabuleuse, l’auteur entend mener une réflexion sur les différentes formes de récits, historiques et poétiques, et de redéfinir, en particulier, le statut que doit avoir le discours qui porte sur le passé.
Fiction and history in Lucian
Lucian of Samosata (2nd century AD) devoted two books to history and historians : one a serious textbook entitled How to write history ; the other, a parody of a long and extraordinary journey, True Stories. This article focuses on the criticism that, above and beyond parody and fantasy, characterizes True Stories, targeting at once the poets, historians and philosophers of the past owing to the many “prodigious and fantastical” things they wrote. By examining the four paragraphs that make up the prologue of this work and clarify Lucian’s thought and position, we aim to show that the author uses this unusual story to reflect on the different narrative forms, historical and poetic, and redefine, especially, the status of discourse about the past.
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Anna Mirabella
Le masque de Judas. Généalogie d’un personnage selon l’historien médiéviste Giacomo Todeschini
Judas est le traître par excellence. Protagoniste de nombreuses créations littéraires du XXe siècle, ce personnage est utilisé le plus souvent pour explorer les enjeux de la trahison, comme le montre même le dernier roman d’Amos Oz, Judas, où paradoxalement l’apôtre est innocenté. L’historien qui s’attache à l’étude d’un personnage de la mythologie chrétienne doit prendre un tout autre chemin, comme le fait Giacomo Todeschini dans Come Giuda. Ce travail explore la genèse du personnage depuis les premières exégèses patristiques jusqu’au XVe siècle, où il devient le miroir identificatoire du menu peuple, catégorie à marginaliser car considérée comme dangereusement incapable de comprendre les règles des échanges matériels. Dans la culture chrétienne, Judas apparaît en effet d’abord comme l’homme qui, incapable de reconnaître la valeur infinie de Jésus, le vend pour une somme dérisoire. Cette interprétation du personnage nous est devenue étrangère, de même que la logique de l’économie charismatique qui l’a produite et représente le référent « réel » des constructions fictives successives du Judas médiéval. Si le théologien et l’artiste cherchent à imaginer « qui était Judas », nous montrons que l’historien s’interroge plutôt sur ce que, à une certaine époque, l’on a pu nommer à travers l’invention de Judas.
The mask of Judas : Genealogy of a character according to the medieval historian Giacomo Todeschini
Judas is the archetypal traitor. The protagonist of numerous twentieth-century literary creations, his character is most often used to explore the issue of treason, as seen most recently in Judas, Amos Oz’s latest novel, where, paradoxically, the apostle is presumed innocent. A historian examining this character from the perspective of Christian mythology, however, must offer quite a different interpretation, as does Giacomo Todeschini in Come Giuda. This article analyzes the origins of the Judas character from the first patristic exegesis until the 15th century, when he becomes the identifying mirror of the common people, a category created to marginalize a group viewed as dangerously incapable of understanding the rules of material exchange. In Christian culture, Judas is, first and foremost, the man who betrayed Jesus for a pittance because he was unable to recognize the Saviour’s infinite value. This interpretation of the character of Judas is alien to us ; also alien is the logic of the charismatic economy that produced it and represents the “real” point of reference for successive fictional constructions of the medieval Judas. Whereas theologians and artists try to imagine “who Judas was”, we argue that historians focus, rather, on what the invention of Judas may have signified at a given period of time.
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Pascale Mounier
La « conformité » des « histoires anciennes » et des « modernes » : Henri Estienne lecteur d’Hérodote
Henri Estienne a procuré en 1566 une traduction latine des Histoires d’Hérodote en l’accompagnant d’une longue préface défensive et, en édition séparée, un essai plus ample encore : l’Apologia pro Herodoto et l’Apologie pour Herodote. L’humaniste présente dans la version en français sa fréquentation du texte comme une expérience jouissive, qui lui a donné l’envie de prouver l’intérêt des « historiographes anciens ». Il pose dans le titre l’hypothèse de l’existence d’une proximité de l’Antiquité et de l’époque récente ou contemporaine du point de vue des événements surprenants. On peut s’interroger sur le statut que l’essayiste donne aux auteurs de l’Antiquité et à ceux de son temps qui entreprennent de faire des « histoires » et voir jusqu’où le principe de la « conformité » le mène. Cela suppose d’examiner les arguments qu’il donne en faveur d’Hérodote, la façon qu’il a de réécrire les Histoires et sa manière d’imiter l’auteur antique en relatant des événements qui se sont produits au XVe ou au XVIe siècle.
The conformity between “ancient” and “modern” histories : Henri Estienne, reader of Herodotus
Henri Estienne published a Latin translation of Herodotus’s Histories in 1566, accompanying it with a lengthy, defensive preface and, in a separate edition, an even lengthier essay : Apologia pro Herodoto and Apologie pour Herodote. In the French version, the humanist describes his reading of the text as an enjoyable experience that inspired him to demonstrate the interest of “ancient historiographies.” His title suggests the existence of parallels between Antiquity and recent or contemporary times from the perspective of surprising events. We may question the status conferred by the essayist on the authors of Antiquity and those of his own era who undertake to write “histories”, and see how far the principle of “conformity” takes him. This means examining his arguments in favour of Herodotus, his manner of rewriting the Histories, and the way he imitates the ancient author by recounting events that occurred in the fifteenth or sixteenth century.
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Marion Bellissime
La réception de Cassius Dion chez Corneille : le débat Agrippa-Mécène (Histoire romaine, livre 52) et le débat Cinna-Maxime (Cinna, II, 1)
Cet article présente les liens entre le texte de Cassius Dion (Histoire romaine, début du IIIe siècle) et celui de Corneille (Cinna, 1642). Après avoir montré que le texte historique du livre 52 et le débat entre Agrippa et Mécène à propos de l’avenir politique d’Octave servent de sous-texte au texte dramatique et au dialogue entre Cinna et Maxime, nous mettons en avant le fait que Corneille se réapproprie le texte dans une perspective différente, au point d’avoir peut-être influencé les lectures ultérieures de Dion. Cette réappropriation n’a été rendue possible que par la double nature rhétorique et historique, à la frontière de deux genres, de l’historiographie antique, particulièrement visible dans les prosopopées.
Cassius Dio’s reception in Corneille : the Agrippa-Maecenas debate (Roman History, book 52) and the Cinna-Maximus debate (Cinna, II, 1)
This article presents the links between the texts of Cassius Dio (Roman History, early 3rd century AD) and Corneille (Cinna, 1642). After demonstrating that the debate between Cinna and Maximus in Cinna was inspired by the Agrippa-Maecenas debate on the political future of Octavius, we suggest that Corneille re-appropriates the text from a different perspective, which may have influenced later readings of Dio. This re-appropriation was only made possible by incorporating two genres—rhetoric and history—of ancient historiography, a mix particularly evident in prosopopoeiae.
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Marie-Hélène Boblet
Enargeia, Akribeia : écrire Les disparus dans le sillage d’Hérodote et de Thucydide
Dans Les disparus, Daniel Mendelsohn raconte la quête qu’il a menée pendant sept ans à travers le monde pour retrouver des traces de six membres de sa famille, « disparus » en 1942 en Galicie orientale. Pour reconstituer comment ils sont morts et surtout comment ils ont vécu, il se met à l’écoute des survivants de Bolechow. Pour raconter cela, il s’inspire de l’Enquête d’Hérodote, dont il admire la puissance narrative et l’enargeia, qu’il complète de la vérification optique (akribeia) qu’il retient de Thucydide. Un « narrateur de la troisième génération » doit à la fois faire parler les témoins, vérifier leurs propos et s’inquiéter de la transmissibilité de son histoire aux lecteurs de son récit.
Enargeia, Akribeia : Writing The Lost in line with Herodotus and Thucydides
In The Lost, Daniel Mendelsohn recounts his seven-year, worldwide quest to find traces of six family members “lost” in eastern Galicia in 1942. To reconstruct the narrative of their deaths and, above all, their lives, he listened to survivors of Bolechow. To tell his story, he draws inspiration from Herodotus’s work Inquiries, whose narrative power and enargeia he admires, complementing it with the eyewitness accuracy (akribeia) of Thucydides. A “third-generation narrator” must simultaneously get eyewitnesses to talk, verify their comments and consider how to convey his story to readers.