N° 110 / 2016
L’anachronisme nécessaire : le Moyen Âge moderne et contemporain
Marie Blaise
Du passé composé. Le Moyen Âge et le bloc magique
Qu’on la conçoive comme idée (Barthes) ou comme corpus, la littérature constitue une forme particulière de mémoire, un « bloc magique » au sens freudien, qui compose avec l’oubli autant qu’avec la préservation du passé. En elle mémoire publique et mémoire privée s’entretiennent l’une l’autre pour apporter aux présents successifs des procédés de description et de légitimation de la pensée et de l’œuvre contemporaines. Dans cette perspective, le Moyen Âge, entre érudition et fiction, médiévisme et médiévalisme, constitue un lieu littéraire très particulier. Le terme même de Moyen Âge est le résultat d’une construction a posteriori et, si chacune de ses réitérations a dit le moderne, c’est au prix de contradictions flagrantes et de démentis successifs, non seulement dans l’histoire mais, parfois, au sein de l’œuvre elle-même. L’article revient sur ces discords, sans délaisser les plus familiers, pour les analyser comme des modes de composition du présent avec le passé et de la mémoire avec l’oubli : des « représentances » (Ricoeur) dont les formes et les fonctions sont poétiques avant d’être historiques ou politiques. Ainsi, de Chapelain à Hugo, Flaubert, Huysmans, Pierre Michon ou Game of Thrones, mise à distance du passé ou brouillage des frontières, refus de la perte et mur de glace, mosaïques, collages et marécages, disent encore un « autre Moyen Âge ».
On the past tense. The Middle Ages and the mystic writing pad
Whether conceived as an idea (Barthes) or as a corpus, literature is a specific form of memory, a « mystic writing pad » in the Freudian sense, which deals with both erasing and preserving the past. In it public memory and private memory go hand in hand, offering to a succession of present times some processes for describing and legitimizing contemporary thought and work. From this perspective, the Middle Ages— between scholarship and fiction, neomedievalism and medievalism— constitutes a very particular literary place. The very term « Middle Ages » is the result of an a posteriori construction, and if each of its reiterations expresses the modern, it does so at the expense of flagrant contradictions and successive denials, not only in history but, occasionally, within the work itself. This article comments on these discords, without ignoring the most familiar, in order to analyze them as modes of composition of the present with the past and of memory with oblivion : Ricoeur’s « représentances » whose forms and functions are poetic before they are historical or political. Thus, from Chapelain to Hugo, Flaubert, Huysmans, Pierre Michon or Game of Thrones, the distant in time or blurring of borders, the refusal of loss and wall of ice, the mosaics, collages and marshlands, still express « another Middle Ages. »
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Isabelle Arseneau
Au pied de la lettre. La mise en soupçon du romanesque dans L’Enchanteur de René Barjavel
Avec L’Enchanteur, René Barjavel participe au renouvellement du mythe de Merlin dans la littérature française du XXe siècle. Cette réappropriation, qui paraît en 1984, n’a cependant suscité que très peu de commentaires. Il est assez peu risqué de supposer que ce désintérêt de la critique tient à l’apparente volonté du romancier de renouer avec les chimères et les frivolités des « vieux romans& » avec lesquelles a cherché à rompre le roman « moderne ». Notre relecture de L’Enchanteur veut plutôt montrer comment son auteur est resté fidèle aux leçons des romans, déjà critiques, du Moyen Âge, où le prophète apparaît très tôt comme l’occasion d’un commentaire métatextuel sur les limites et la puissance de la parole et de l’écriture. Le personnage de l’enfant, dont le regard émerveillé aurait pu fournir au romancier du XXe siècle l’occasion de réenchanter le monde du roman, provoque au contraire une mise à plat des mystères de la langue. Le prosaïsme du discours enfantin a d’ailleurs tôt fait de contaminer le narrateur qui ne se laisse jamais oublier et qui, par des jeux de métalepses savamment orchestrés, force une mise à nue des stratégies d’écriture du romancier. Contre toute attente, on voit alors le roman romanesque procéder à son propre examen et rejoindre les rangs du roman critique.
In the literal sense. Questioning the romanesque in René Barjavel’s L’Enchanteur
With L’Enchanteur, René Barjavel draws inspiration from the renewal of the Merlin myth in nineteenth-century French literature. The publication of this re-appropriation in 1984 attracted little attention, however, possibly because of the novelist’s apparent wish to revisit the fantasies and frivolities of the « old novels » which the « modern » novel eschewed. Our rereading of L’Enchanteur proposes to show, rather, how its author remains faithful to the lessons of the novels, already critical, of the Middle Ages, where, very early on, the prophet provides the opportunity for a metatextual commentary on the limits and power of speech and writing. The character of the child, whose awestruck gaze might have tempted the nineteenth century novelist to re-enchant the fictional world, leads, conversely, to a revelation of the mysteries of language. The prosaic nature of the child’s discourse, moreover, soon contaminates the omnipresent narrator who, thanks to skilfully orchestrated games of metalepsis, lays bare the novelist’s writing strategies. Contrary to all expectations, we then see the romanesque novel proceed to examine itself and rejoin the ranks of the critical novel.
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Baptiste Franceschini
Jacques Roubaud dans la salle aux images : trois réécritures d’un motif médiéval
Jacques Roubaud, en bon oulipien, admire ce Moyen Âge littéraire qui a fait de la topique et de la combinatoire des éléments forts de la pratique romanesque. Il n’hésite d’ailleurs pas à emprunter à son tour aux grands réservoirs narratifs déjà fréquentés par ses pairs de l’époque. Toute son œuvre, en effet, est traversée d’échos et de résurgences de vieux motifs, qu’il s’ingénie à dépoussiérer pour le plus grand plaisir du lecteur averti. Parmi ces motifs, tirés de l’oubli dans la réécriture, figure celui de la salle aux images, que l’on retrouve aussi bien dans la légende tristanienne que dans la production arthurienne. Jacques Roubaud s’en empare à trois reprises, dans trois œuvres différentes, et donne ainsi à voir un travail de variation qui confirme l’accointance poétique de l’oulipien avec les pratiques littéraires du Moyen Âge.
Jacques Roubaud in the hall of images : three rewritings of a medieval motif
Jacques Roubaud, like a good Oulipian, admires this literary Middle Ages that made topic and combinatorics the essential components of fiction writing. He does not hesitate, moreover, to borrow in his turn from the great narrative reservoirs already frequented by his contemporary peers. His entire work, in fact, is filled with echoes and recurrences of old motifs, which he works to dust off for the greater enjoyment of the informed reader. Among these almost forgotten motifs resurrected in the re-writing is of the hall of images, found in both the Tristan and Arthurian legends. Jacques Roubaud makes use of it on three occasions, in three different works, and thus offers a variation work that confirms the poetic affiliation of the Oulipian with the literary practices of the Middle Ages.
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Nathalie Koble et Adrian Nicolau
Voix d’eau : Pascal Quignard et « la voix perdue » des lais bretons
Les liens que l’œuvre de Pascal Quignard entretient avec la littérature médiévale sont à la fois discrets et multiples, au sein d’une écriture de part en part travaillée par la confrontation à de multiples univers esthétiques et littéraires. Élaboré par l’écrivain contemporain, le concept de « jadis », d’inspiration lacanienne, engage néanmoins une réflexion sur la mémoire qui entretient avec le Moyen Âge perdu des contes, mais aussi, avec la conception médiévale de la mémoire littéraire, une résonance particulière. Cette étude se propose de mettre au jour cette résonance en confrontant deux récits qui reposent sur une intrigue en grande partie similaire : « La voix perdue » de Quignard et le lai anonyme de Tydorel. Cette lecture croisée met en évidence une réflexion en miroir sur l’inaccessibilité de l’origine, figurée dans les deux textes par des lieux/personnages aquatiques. Antérieure à la langue, cette origine fantasmée est dans les deux contes au coeur d’une poétique du détour qui tente de cerner, par la langue littéraire, les eaux les plus troubles de la rencontre amoureuse.
Voices of water : Pascal Quignard and « the lost voice » of the Breton lais
The links that Pascal Quignard’s work maintains with medieval literature are both discrete and numerous, in a writing that is shaped throughout by the confrontation with multiple aesthetic and literary universes. Developed by the contemporary writer, the concept of « past », in the Lacanian sense, nevertheless focuses attention on the memory that resonates in particular with the lost Middle Ages of fairy tales and the medieval conception of literary memory. The present article proposes to underscore this resonance by comparing and contrasting two narratives based on a largely similar plotline : Quignard’s « The Lost Voice » and the anonymous lai Tydorel. This comparative reading offers a mirror reflection of the inaccessibility of the source, represented in both texts by aquatic places/characters. In the time before language, this fantasized origin is, in the two texts, at the heart of a poetics of detour that aims to emphasize, through literary language, the most troubled waters of the amorous encounter.
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Martin Hervé
Le roman de Mélusine de Claude Louis-Combet ou le roman de l’œil miroitant
En 1986, l’écrivain français Claude Louis-Combet publie Le roman de Mélusine, une fiction consacrée à la légendaire fée ophidienne, haute figure du tabou du voir. S’il s’inscrit clairement dans la tradition du texte établi à la fin du XIVe siècle par Jean d’Arras, Louis- Combet laisse affleurer dans sa réécriture une obsession du visuel, du mirage et du mimétisme, symbolisée par l’œil dont les multiples incarnations et colorations traversent le récit. L’œil de l’amour, regard de l’amant découvrant son reflet dans le miroir d’eau dans lequel se mire la fée, dévoile inévitablement son envers, l’iris tragique, soit l’œil du sanglier meurtrier, augure et agent du destin. Dans le royaume des images dont Mélusine ouvre les portes à son époux, imaginaire régenté par la Femme serpentine et phallique, l’amour trouve une illustration parfaite et reste parfaitement illusoire. Pourtant, derrière les yeux miroitants de la fée, le réel s’annonce, et avec lui l’instant où la séparation marquera la fin de la passion, de la féérie et du fantasme. Écrire Mélusine revient pour Louis-Combet à rêver d’un temps d’avant la lettre où homme et femme n’étaient que les facettes d’une même imago dont la puissance de fascination reste toujours aussi vivace.
Claude Louis-Combet’s Le roman de Mélusine or the novel of the sparkling eye
In 1986 the French writer Claude Louis-Combet published Le roman de Mélusine, a work of fiction devoted to the legendary ophidian fairy, a towering figure of the taboo of sight. Although it clearly falls within the tradition of the text established in the late fourteenth century by Jean d’Arras, Louis-Combet’s rewriting demonstrates an obsession with image, mirage and mimicry, symbolized by the eye whose multiple incarnations and colourings mark the narrative throughout. The eye of love, the gaze of the lover discovering his reflection on the water surface in which the fairy is mirrored, inevitably reveals its reverse, the tragic iris, that is, the eye of the murderous boar, augur and agent of destiny. In the kingdom of images which Mélusine opens to her husband, an imaginary realm ruled by the serpentine and phallic Woman, love finds a perfect illustration and remains perfectlyillusory. However, behind the fairy’s sparkling eyes lies the Real, and with it the moment when separation will mark the end of passion, enchantment and fantasy. For Louis-Combet, writing Mélusine meant dreaming of a time before Letters when man and woman were but facets of a same imago whose power continues to fascinate.
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Patrick Moran
Les vertus de l’oubli : ambivalences du passé arthurien chez Kazuo Ishiguro
The Buried Giant (2014) de Kazuo Ishiguro est un roman à la frontière des genres : l’auteur puise dans la matière arthurienne, notamment dans Gauvain et le chevalier vert, pour élaborer un texte à michemin entre la fantasy, le conte de fées et le roman intime. Située peu après la mort du roi Arthur, l’action se concentre sur un couple vieillissant et présente une Bretagne crépusculaire, où la coexistence des Bretons et des Saxons se fait de plus en plus inconfortable. Une étrange amnésie frappe l’île, et le souvenir d’événements récents risque sans cesse de resurgir et de briser l’équilibre des forces, en même temps qu’il menace de ruiner l’harmonie fragile qui unit les deux protagonistes. Un tel travail sur la mémoire et ses ambivalences est typique de l’œuvre d’un auteur qui privilégie les zones de non-dit et d’incertitude. En se concentrant sur le rapport ambivalent que The Buried Giant entretient avec ses sources médiévales, cet article cherche à montrer comment Kazuo Ishiguro, tout en se tenant à distance de l’imaginaire médiéval et breton, réactive en fait la réflexion arthurienne sur l’impermanence, et construit un récit qui assume pleinement ses penchants allégoriques.
The virtues of oblivion : ambivalences of the Arthurian past in Kazuo Ishiguro
Kazuo Ishiguro’s The Buried Giant (2014) is a novel on the border between genres : the author draws on Arthurian material, notably Gawain and the Green Knight, to develop a text that is halfway between fantasy, fairy tale and intimate fiction. Taking place shortly after King Arthur’s death, the action focuses on an aging couple and presents a crepuscular Brittany, where Bretons and Saxons coexist less and less amicably. A strange amnesia takes over the island, and there is a constant risk that the memory of recent events will re-emerge and destroy the balance of power, while threatening to ruin the fragile harmony that unites the two protagonists. A work of this kind on memory and its ambivalences is typical of an author who privileges the unsaid and the uncertain. By focusing on the ambivalent relation between the The Buried Giant and its medieval sources, this article proposes to show how Kazuo Ishiguro, while maintaining a distance from the medieval and Breton imagination, reactivates, in fact, Arthurian thought about impermanence and constructs a narrative that fully assumes its allegorical penchants.