n° 106 / Penser la Révolution française : auteurs et textes oubliés

2014
Numéro préparé par
Sophie Bourgault
Université d’Ottawa
Julie Paquette
UQAM

[Version numérique disponible sur Érudit]

 

La Révolution française compte parmi les événements historiques modernes qui ont suscité les plus vifs débats et un nombre considérable d’interprétations. La visée de ce numéro n’est pas de proposer une nouvelle lecture « unifiée » de cette période charnière. Il s’agit, plus modestement, d’attirer le regard sur certains textes et auteurs marginalisés par l’historiographie moderne ou sur lesquels il convient de poser un regard nouveau : l’abbé Gabriel Bonnot de Mably, Jacques Mallet du Pan, Brissot de Warville, Gabriel Sénac de Meilhan, Jean-Joseph Mounier, George Sand, Louis-Antoine de Saint-Just, Benjamin Constant ; un bouquet d’auteurs et d’acteurs politiques qui méritent bien — c’est notre prétention — une relecture attentive. Plus encore, il s’agit non seulement de tirer de l’oubli certains auteurs mais, aussi, de redécouvrir des documents qui n’ont été que rarement objets d’étude : la Constitution de l’an I et le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. Ce qui se dégage de notre numéro, c’est la pluralité des voix et des lectures de la Révolution et de la Contre-Révolution — des voix qui oscillent, dans bien des cas, entre modérantisme et radicalité, républicanisme et libéralisme, métaphysique et matérialisme, poésie et prose.

 


Table des matières

5. Liminaire
Sophie Bourgault et Julie Paquette

11. Scepticisme et politique. Le cas Jacques-Pierre Brissot de Warville
Sébastien Charles

29. L’abbé de Mably, entre modérantisme et radicalité
Stéphanie Roza

51. De l’autorité et la Révolution. Une alternative paradigmatique au discours antiphilosophique
Philippe Münch

67. Le libéralisme avant la liberté. Le républicanisme et la crise du Directoire chez Benjamin Constant
Augustin Simard

93. Institutionnaliser le droit à l’insurrection. L’article 35 de la Constitution montagnarde de 1793
François Charbonneau

113. Une langue nourricière, politique de la prose (Rousseau, Sand)
Étienne Beaulieu

131. Résumés

135. Abstracts

139. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 106 / 2014

Penser la Révolution française : auteurs et textes oubliés

Sébastien Charles
Scepticisme et politique. Le cas Jacques-Pierre Brissot de Warville

Scepticisme et politique apparaissent comme des termes antinomiques, le scepticisme n’encourageant aucune position politique, et la politique se définissant par une action guidée par des idéaux plutôt que par l’irrésolution et la suspension du jugement. Dans ce contexte, le cas Brissot de Warville a tout du paradoxe, puisque ce dernier s’est tour à tour présenté comme un sceptique radical et comme un agitateur politique dévoué à la cause révolutionnaire. Cet article vise à comprendre les divers positionnements de Brissot, de son adoption d’un pyrrhonisme universel dans un manuscrit de jeunesse, qui se veut en rupture avec le pyrrhonisme raisonnable adopté généralement au XVIIIe siècle, à un engagement politique sans concession, qui semble remettre en cause ses convictions de jeunesse. Par-delà le cas Brissot, ce retournement spectaculaire permettra de montrer en quoi un pyrrhonisme extrême était tout bonnement intenable au siècle des Lumières, et comment les conditions sociohistoriques et politiques ont influencé une redéfinition du scepticisme en particulier, et de la philosophie en général, conduisant le philosophe à prendre peu à peu la posture de l’intellectuel engagé, et à rompre avec l’indifférence du scepticisme antique à l’égard de la chose politique.

Scepticism and politics. The case of Jacques-Pierre Brissot de Warville

Scepticism and politics appear to be antinomical terms, insofar as scepticism promotes no political positions and politics defines itself as action guided by ideals rather than by irresolution and the suspension of judgement. In this context, the Brissot de Warville case has all the characteristics of a paradox, since Brissot presented himself, by turns, as a radical sceptic and a political agitator devoted to the revolutionary cause. This article aims to understand his various positions, from his adoption in a youthful manuscript of a universal Pyrrhonism intended to break with the reasonable Pyrrhonism generally favoured during the Enlightenment, to an uncompromising political engagement that appears to oppose the convictions of his youth. The Brissot case aside, this spectacular reversal shows how an extreme Pyrrhonism was quite simply untenable during the eighteenth century, and how the sociohistorical and political conditions of the time influenced a redefinition of scepticism in particular and philosophy in general. As a result, the philosopher gradually assumed the position of the engaged intellectual and broke with ancient scepticism’s indifference to the political process.

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Stéphanie Roza
L’abbé de Mably, entre modérantisme et radicalité

Le présent article se propose de réexaminer la question de la réception, sous la Révolution française, de l’œuvre de Mably, penseur oublié aujourd’hui, mais extrêmement fameux et important pour la période qui nous occupe. Il s’agit de montrer que, contrairement à ce que certains commentateurs ont soutenu, Mably n’est pas un penseur « conservateur » rétrospectivement travesti en précurseur éclairé de la Révolution. Au-delà de sa prudence stratégique et de son pessimisme quant à la conjoncture de son temps, qui ont pu l’amener à renoncer au combat direct pour des réformes d’ampleur, ses analyses ont fondamentalement contribué à la critique radicale des institutions de l’Ancien Régime et de l’inégalité sociale. En cela, les révolutionnaires ne se sont pas trompés en voyant en lui une de leurs sources d’inspiration.

Abbé de Mably, between moderantism and radicality

The present article proposes to reexamine the question of the reception, under the French Revolution, of the works of Mably, a now forgotten thinker who was a renowned and highly respected figure during the period that concerns us. The aim is to show how, contrary to what certain commentators have maintained, de Mably is not a « conservative » thinker retrospectively disguised as an enlightened precursor of the Revolution. Aside from his strategic prudence and his pessimism regarding the conditions of his times—which led him to renounce direct combat in favour of large-scale reforms—, his analyses basically contributed to the radical criticism of Ancien Régime institutions and social inequality. In this, the revolutionaries rightfully found in him a source of inspiration.

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Philippe Münch
De l’autorité et la Révolution. Une alternative paradigmatique au discours antiphilosophique

Cet article vise à explorer un paradigme discursif peu abordé par l’historiographie de la Révolution française : le paradigme de l’autorité. Il a été défendu par des auteurs contre-révolutionnaires modérés comme Mallet du Pan, Mounier, Sénac de Meilhan. Pour expliquer l’origine de la Révolution française, ceux-ci ont soutenu la thèse d’un écroulement interne de la monarchie. Le défaut d’autorité aurait favorisé le développement des luttes de pouvoir et des violences inhérentes à celles-ci. Point de complot à la Barruel ou de Providence à la de Maistre pour expliquer l’événement révolutionnaire. Une fine analyse politique de la décomposition du pouvoir monarchique permettrait ainsi de comprendre la dynamique révolutionnaire née de 1789. Pour ce faire, les auteurs de ce paradigme doivent défendre l’héritage de la philosophie des Lumières à travers un longue polémique qui marquera toute la décennie révolutionnaire et constituera le principal débat au sein de la culture politique contre-révolutionnaire.

On authority and the Revolution. A paradigmatic alternative to antiphilosophical discourse

This article aims to explore a discursive paradigm that receives little discussion in the historiography of the French Revolution : the paradigm of authority. It has been defended by such moderate counter-revolutionary authors as Mallet du Pan, Mounier and Sénac de Meilhan. To explain the origin of the French Revolution, these authors supported the thesis that the monarchy had broken down from within and that the resulting absence of authority favoured the development of power struggles and their attendant violence. No conspiracy à la Barruel or Divine Providence à la de Maistre accounted for the revolutionary event. Thus, a detailed political analysis of the disintegration of the power of the monarchy offers an understanding of the revolutionary dynamic born in 1789. To this end, the authors of this paradigm had to defend the heritage of Enlightenment philosophy by means of a long polemic that was to mark the entire revolutionary decade and constitute the principal debate within counter-revolutionary political culture.

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Augustin Simard
Le libéralisme avant la liberté. Le républicanisme et la crise du Directoire chez Benjamin Constant

S’inspirant du paradigme républicain, plusieurs travaux récents ont cherché à retracer la constitution d’un langage « républicain-libéral » pendant la période du Directoire. À partir des écrits révolutionnaires de Benjamin Constant, le présent article cherche à mettre en lumière deux limites de cette notion de « républicanisme libéral ». D’une part, une limite qui tient à la prédominance, dans la culture politique post-Terreur, du toposrépublicain de la corruption comme division du corps civil, et à la façon dont ce topos impose une représentation moniste et unanimiste de l’espace politique. D’autre part, une limite qui renvoie à la nature même des « langages » républicains et libéraux. Plutôt que de les considérer comme des « langages » de même nature, je défendrai l’idée que le républicanisme renvoie surtout à un lexique, alors que le libéralisme relève d’une rhétorique ou d’un certain style argumentatif. En considérant la façon dont Constant a cherché à justifier le coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797), je voudrais établir que si son discours est littéralement républicain — en ce qu’il réitère la doxa républicaine officielle —, le style de l’argumentation et les voies qu’elle emprunte sont « paradoxaux » et obéissent à un dessein « libéral ».

Liberalism before liberty. Republicanism and the crisis of the Directory in Benjamin Constant

Inspired by the republican paradigm, a number of recent works have attempted to retrace the constitution of a « republican-liberal » language during the period of the Directory. The present article uses the revolutionary writings of Benjamin Constant to highlight two limits to this notion of « liberal republicanism » : 1) the prominence, in post-Terror political culture, of the republican topos of corruption as a division of the civil body politic, and the manner by which this topos imposes a monist and unanimist representation of the political space, and 2) the very nature of republican and liberal « languages. » Rather than view the latter as the same sort of « languages », we argue that republicanism refers above all to a lexicon, whereas liberalism is about rhetoric or a certain argumentative style. While considering how Constant sought to justify the Coup of 18 Fructidor (September 4, 1797), we propose to demonstrate that if his discourse is literally republican—in that he reiterates the official republican doxa—, the style of the arguments and the paths they employ are « paradoxical » and consistent with a « liberal » design.

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François Charbonneau
Institutionnaliser le droit à l’insurrection. L’article 35 de la Constitution montagnarde de 1793

Ce texte porte sur une clause de la Constitution de l’an i qui fait de la résistance à l’oppression « le plus sacré des devoirs ». L’interprétation de l’inclusion de cette clause a le plus souvent fait l’unanimité parmi les rares commentateurs qui ont accordé plus de quelques lignes à en analyser les tenants et aboutissants. L’interprétation généralement admise suggère que Saint-Just aurait tout simplement voulu justifier rétroactivement les massacres de septembre 1792. Le texte qui suit suggère plutôt qu’il y a une cohérence interne à cette constitution qui explique pourquoi le droit de résistance à l’oppression doit logiquement en coiffer l’énoncé des droits. Comme bien des penseurs avant eux, Saint-Just et Hérault de Séchelles, les deux plumes de cette constitution qui ne sera finalement jamais mise en œuvre, tentaient de résoudre un problème politique classique : celui du contrepoids au pouvoir de l’exécutif. Ils trouveront dans la vigilance du peuple le cerbère d’une constitution qui, bien qu’ils ne le sachent pas encore, disparaîtra bientôt avec eux.

Institutionalizing the right to insurrection. Article 35 of the Montagnard Constitution of 1793

This text focuses on a clause in the Constitution of the Year I maintaining that resistance to oppression is « the most sacred of duties. » The few commentators who devote more than a few lines to analyzing this clause in all its aspects have generally agreed upon this interpretation, which suggests that Saint-Just simply intended to retroactively justify the massacres of September 1792. The following text argues, rather, that the internal consistency of the constitution explains why the right of resistance to oppression must logically prevail over the statement of rights. Like many thinkers before them, Saint-Just and Hérault de Séchelles (both of whom wrote about this constitution that would never be implemented), attempted to solve a classic political problem : the counterweight to executive power. They would find that the vigilance of the people was the safeguard of a constitution which, unknown to these writers, would soon disappear along with them.

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Étienne Beaulieu
Une langue nourricière, politique de la prose (Rousseau, Sand)

L’abbé Grégoire (1750-1831) n’est pas à proprement parler un oublié de la Révolution française, mais sa politique linguistique d’éradication des patois sous la Constituante et la Convention passe, elle, souvent inaperçue, alors qu’elle pose un jalon capital dans la longue durée de l’histoire de la langue française. C’est en regard d’une politique du livre héritée des Lumières et de son préjugé favorable à la lettre que l’abbé Grégoire tente de mettre en place une politique répressive des dialectes et patois afin de faire entrer la différence de la phonê dans la gramma. Cette manière de voir les rapports entre langue et patois aura des conséquences politiques et littéraires tout au long du XIXe siècle, perceptibles chez George Sand notamment, dont le roman Jeanne (1844) donne à lire les conséquences directes d’une folklorisation des langues marginales, les repoussant du côté d’une divinisation poétique dorénavant dépourvue d’efficace sociale.

A nurturing language, the politics of prose (Rousseau, Sand)

Abbé Grégoire (1750-1831) is not, strictly speaking, a forgotten figure of the French Revolution, but his linguistic policy of eradicating dialects under the Constituent Assembly and the Convention, for its part, often goes unnoticed, whereas it constitutes a major milestone in the history of the French language. In regard to a book policy inherited from the Enlightenment and its bias in favour of letters, Abbé Grégoire attempts to implement a repressive policy of dialects and patois in order to include the difference of the phonê in the gramma. This manner of viewing the relationships between language and dialects was to have political and literary consequences throughout the nineteenth century, which can be seen, notably, in George Sand. Her novel Jeanne (1844) shows the direct consequences of a folklorization of marginal languages, in that it pushes them towards a poetic divinization henceforth devoid of social effectiveness.