n° 101 / Présence du mythe dans la littérature francophone contemporaine

2013
Numéro préparé par
Hélène Marcotte et Metka Zupančič
Université du Québec à Trois-Rivières et Université d’Alabama

[Version numérique disponible sur Érudit]

« Nous ne faisons que nous entregloser » affirmait Montaigne, quelque quatre siècles avant que Jorge Luis Borges soutienne que tous les livres du monde sont l’œuvre d’un seul et même écrivain. Cette idée, reprise à satiété dans les études portant sur l’intertextualité, souligne le fait que toute œuvre littéraire porte, peu ou prou, la trace, la marque de textes qui lui sont antérieurs, textes qu’elle intègre, transforme, enrichit, bref qu’elle réécrit. Comme l’explique Nathalie Piégay-Gros, « [l]’intertextualité est donc au cœur de la relation que le sujet entretient avec sa mémoire, le réel et la littérature ». La mémoire, sitôt interpellée, convoque l’histoire. L’œuvre littéraire est ainsi à la fois un lieu de mémoire qui en appelle à une lecture de l’histoire, et une écriture de l’histoire. C’est dans cette optique qu’il faut penser la présence du mythe dans l’œuvre littéraire de même que celle des figures mythiques qui le révèlent. Le recours au mythique trahit les interrogations d’une nation, les enjeux d’une époque qui se donnent à voir à travers les circonvolutions de l’imaginaire. Allant de l’allusion à la reprise de la structure d’ensemble d’un récit, le mythique irradie et s’offre au lecteur comme une énigme à déchiffrer. Les analyses réunies dans ce dossier témoignent de la prégnance du mythe dans la littérature francophone contemporaine et nous invitent justement à revisiter certains des enjeux majeurs de notre époque : ouverture à l’étranger, désacralisation du monde, présence de la mort qui hante toujours les êtres humains, quête de réconfort dans la figure de la Grande Mère et déchirement de l’être que laisse entrevoir le Double.


Table des matières

5. Liminaire
Hélène Marcotte et Metka Zupančič

11. Réécriture de la figure mythique d’Ulysse dans Ulysse from Bagdad d’Éric-Emmanuel Schmitt
Joëlle Cauville

23. New Medea de Monique Bosco ou la banalisation d’un mythe
Hélène Marcotte

35. Sous le regard de Da : enfance et destin dans L’odeur du café et Le charme des après-midi sans fin de Dany Laferrière
Monique Boucher

53. Représentations de la mort et dualité dans l’œuvre de Sylvain Trudel
Jean-Pierre Thomas

77. Transfiguration de la réalité par le mythe dans quelques contes de Michel Tournier
Arlette Bouloumié

Chronique

95. Les archives du vent (4)
Jacinthe Martel, Isabelle Kirouac-Massicotte et David Prince

141. Résumés

143. Abstracts

145. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 101 / 2013

Présence du mythe dans la littérature francophone contemporaine

Joëlle Cauville
Réécriture de la figure mythique d’Ulysse dans Ulysse from Bagdad d’Éric-Emmmanuel Schmitt

Dans Ulysse from Bagdad, Éric-Emmanuel Schmitt fait appel consciemment au mythe : il fait le pari d’ennoblir son personnage, l’immigré clandestin irakien, Saad Saad en le plongeant dans un voyage comparable à celui d’Ulysse dans l’Odyssée. Toutefois le périple d’Ulysse est un voyage de retour tandis que celui de Saad est celui de tous les départs. Là n’est pas la seule entorse que l’écrivain contemporain fait au texte matriciel. En analysant cette réécriture originale du célèbre mythe, on s’apercevra que, par le ton parodique de son roman, Schmitt est aussi l’héritier de Giraudoux. Nous conclurons que l’humour de Schmitt, sa verve de conteur et son recours à la grande épopée homérique ne nous détournent pas du sérieux de la condition de Saad Saad, ils nous permettent paradoxalement d’en mesurer la gravité.

Rewriting the mythical figure of Ulysses in Ulysses from Bagdad by Eric-Emmmanuel Schmitt

In Ulysses from Bagdad, Eric-Emmanuel Schmitt consciously calls upon the myth : he takes the risk of ennobling his character, the illegal Iraqian immigrant, Saad Saad, by plunging him into a voyage comparable to that of Ulysses in the Odyssey. Ulysses’ journey, however, is a return trip, whereas Saad’s journey is a departure like others. This is not the only liberty the contemporary author takes with the matrix text. By analyzing this original rewriting of the famous myth, we observe that through the novel’s tone of parody, Schmitt is also the inheritor of Giraudoux. We conclude that Schmitt’s humour, his storytelling verve and his recourse to the great Homeric epic do not distract us from the serious nature of Saad Saad’s condition, but allow us, paradoxically, to measure its gravity.

***

Hélène Marcotte
New Medea de Monique Bosco ou la banalisation d’un mythe

Hélène Marcotte se penche sur la forme que peut prendre la désacralisation du mythe en littérature en analysant la banalisation du mythe de Médée par le biais d’une réécriture contemporaine : New Medea de l’auteure québécoise Monique Bosco, paru en 1974. Pour ce faire, elle tente de mettre en relief trois éléments qui concourent à la banalisation du mythe : la reprise des principaux mythèmes, ou invariants, du mythe, la spectacularisation du récit et la perte du caractère héroïque des protagonistes, qui s’accompagne d’un affaiblissement de la dimension sacrée dans l’œuvre.

New Medea by Monique Bosco or the trivialization of a myth

Hélène Marcotte examines how a myth can be deconsecrated in literature by analyzing the trivialization of the myth of Medea by means of a contemporary rewriting : New Medea by the Quebec author Monique Bosco, published in 1974. Toward this end, she attempts to highlight three elements that compete to trivialize the myth : the reprise of its principle mythemes, or invariants, the spectacularization of the narrative, and the protagonists’ loss of heroic character, which is accompanied by a weakening of the work’s sacred dimension.

***

Monique Boucher
Sous le regard de Da : enfance et destin dans L’odeur du café et Le charme des après-midi sans fin de Dany Laferrière

Dans L’odeur du café et Le charme des après-midi sans fin, Dany Laferrière propose un regard romancé sur son passé, son enfance et ses origines, donnant ainsi l’occasion aux lecteurs d’appréhender son parcours littéraire et, plus globalement, les douleurs associées à l’exil. Or, le long récit fragmenté présenté dans ces deux romans peut aisément être associé aux mythes initiatiques. L’originalité de l’auteur est d’avoir associé à ce parcours non pas un modèle masculin et/ou paternel, comme on pourrait s’y attendre, mais bien celui d’une femme, une grand-mère, qui s’apparente ainsi à l’image des grandes déesses de la mythologie universelle.

Under Da’s gaze : childhood and destiny in L’odeur du café and Le charme des après-midi sans fin by Dany Laferrière

In L’odeur du café (The Smell of Coffee) and Le charme des après-midi sans fin (The Charm of Endless Afternoons), Dany Laferrière offers a fictionalized look at his past, his childhood and his origins, thereby giving readers the opportunity to understand his literary journey and, more broadly, the suffering inherent in exile. Now, the long fragmented narrative presented in these two novels can easily be associated with initiatory myths. The author’s originality lies in that he connects this journey not with a masculine and/or paternal model, as one might expect, but with the model of a woman, a grandmother, who thus conjures the image of the great goddesses of universal mythology.

***

Jean-Pierre Thomas
Représentations de la mort et dualité dans l’œuvre de Sylvain Trudel

L’écrivain québécois Sylvain Trudel met en scène dans plusieurs de ses œuvres de jeunes personnages qui opposent au monde rigide des adultes une clairvoyance agrémentée d’un brin de naïveté. Cette posture les rend fragiles et susceptibles d’être attaqués par des forces funestes qui prennent régulièrement, chez le romancier et nouvelliste, un visage manifestement puisé à même un fonds mythologique fécond : quand la mort frappe, c’est ici dans un élan d’implacabilité qui donne des impressions de ressemblance avec un Thanatos ou un Belzébuth, mis toutefois au goût du jour. On reconnaît dans cette entreprise de réactualisation la dualité qui, depuis Platon et jusqu’aux confins du christianisme, marque les traits donnés à la mort. Sylvain Trudel a toutefois tenu à nantir les représentations récupérées d’une originalité que l’on reconnaît dans la facture bigarrée des forces auxquelles ses personnages sont confrontés.

Representations of death and duality in the works of Sylvain Trudel

Several works by the Quebec writer Sylvain Trudel feature young characters who confront the adult world with a clear-sightedness spiced with a dash of naïveté. This posture renders them fragile and open to attack by baneful forces which, in this novelist and short-story writer, regularly assume an appearance drawn manifestly from a fertile mythological fund : death strikes here with an implacable force that creates the impression of a Thanatos or Beelzebub, though updated for modern tastes. In this enterprise of reactualization we recognize the duality which, from Plato to the borders of Christianity, marks the features conferred on death. Sylvain Trudel aims, however, to endow the recovered representations with a unique character that comes through in the variegated brush strokes of the forces these characters confront.

***

Arlette Bouloumié
Transfiguration de la réalité par le mythe dans quelques contes de Michel Tournier

Arlette Bouloumié étudie la présence transfiguratrice du mythe du double dans trois contes de Michel Tournier : « Que ma joie demeure », « Tristan Vox » et « Le nain rouge », regroupés dans Le coq de bruyère (Gallimard, 1978). Partant de faits divers insolites ou tragiques, l’auteur transfigure le réel en en dégageant la portée symbolique ou mythique, celle-ci étant suggérée par le biais de la métaphore ou de la technique de la réminiscence.

Transfiguration of reality by myth in some stories by Michel Tournier

Arlette Bouloumié studies the transfiguring presence of the myth of the double in three stories by Michel Tournier : Que ma joie demeure (Let my joy remain) Tristan Vox and Le nain rouge (The Red Dwarf), collected in Le coq de bruyère (The Rooster of Heather) (Gallimard, 1978). By using various unusual or tragic events, the author transfigures the real while demonstrating its symbolic or mythic significance, the latter suggested through the metaphor or technique of reminiscence.