n° 133 / La littérature et les humanités médicales : zones de tension d’une relation problématique

2023
Numéro préparé par Daniel Laforest (Université de l’Alberta) et Benjamin Gagnon Chainey (Dalhousie University)

Table des matières

Liminaire
Daniel Laforest et Benjamin Gagnon Chainey

Humanités médicales et humanités tout court : un nouveau scénario
Vincent Bruyère

Mère sauvage, fille manquée : le soin paradoxal d’une relation problématique chez Nelly Arcan, Sophie Calle, Marie Cardinal et Hélène Cixous
Léonore Brassard et Pascale Millot

Réinvestir le sensible en Sciences de la santé : les enjeux d’un nouveau Diplôme Universitaire de Médecine narrative à l’Université de Bordeaux
Isabelle Galichon et Jean-Arthur Micoulaud-Franchi

The « villainous obstinacy and ugliness » of « a body of facts » : la création du personnage d’Alexis Saint-Martin par son chirurgien, le docteur William Beaumont
Maxime Raymond Bock

Écrire le handicap des enfants : Clara Dupont-Monod, Minh Tran Huy, Hélène Cixous
Kaliane Ung

Cesser de lisser le ton : la littérature, pour entendre les voix des malades hors des objectifs médicaux
Benjamin Gagnon Chainey

$12.00

Humanités médicales et humanités tout court : un nouveau scénario

Vincent Bruyère

L’objectif de cet article est de montrer qu’afin de penser la relation entre littérature et les humanités médicales, il faut revenir sur les termes de cette relation pour en improviser d’autres dans le sillage d’un texte important de Eve Kosofsky Sedgwick écrit à la fin des années 1990, marqué à la fois par son expérience du cancer et son engagement auprès d’ACT UP (AIDS Coalition to Unleash Power). À une logique paranoïaque de la critique, Sedgwick oppose une logique de réparation. Lire de façon critique, explique Sedgwick, c’est se prémunir contre, se garder de. C’est faire en sorte de diminuer les effets de surprise et d’attachement. En mobilisant l’article de Georges Canguilhem, « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? » (1978), et le mémoire de Jean-Dominique Bauby paru la même année que le texte de Sedgwick, Le scaphandre et le papillon, l’article explore en quoi « réparer », ce n’est pas forcément revenir en arrière – par exemple, pour renier l’héritage herméneutique – mais peut-être envisager une autre relation au temps, à l’avant et à l’après, au temps comme horizon normatif, et en particulier au temps de la guérison. Se garantir de et se garder de c’est aussi, étymologiquement, guérir, explique Canguilhem. Bauby, lui, n’a pas guéri et ne guérira pas. Du moins, il ne guérit pas en termes qui signifient un mouvement de repli. Il développe une pédagogie du texte littéraire à l’ère de la réparation qui met l’accent sur l’affect et la surface.

Mère sauvage, fille manquée : le soin paradoxal d’une relation problématique chez Nelly Arcan, Sophie Calle, Marie Cardinal et Hélène Cixous

Léonore Brassard et Pascale Millot

Alors que le lien de la mère à l’enfant, particulièrement dans la petite enfance, est marqué par le lieu commun de la plus grande attention à l’autre – espace archaïque du soin, du souci constant, de la protection presque animale –, celui qui va de la fille à la mère est souvent appréhendé, et d’autant plus à mesure que la fille grandit, de manière problématique. Cette relation paradoxale, à la fois fusionnelle et distanciée, empreinte d’affects contradictoires et porteuse d’une longue histoire, préexistante à la naissance de la fille, serait liée à une difficile différenciation. Comment, sur ce socle fragile, la fille peut-elle à son tour prendre soin de sa mère ? La littérature peut-elle être cet espace de soin ? En interrogeant le lien entre la fille et la mère, dans leur écriture, Nelly Arcan, Marie Cardinal, Sophie Calle et Hélène Cixous ont su faire du texte un lieu paradoxal d’accueil et de soin de la mère. C’est ce lien et ce lieu que cet article tentera de circonscrire en interrogeant ce que pourrait être un « soin » littéraire de la fille à sa mère qui mêlerait bienveillance et dégoût, haine et amour, désir de fusion et de séparation et s’actualiserait dans une forme de cocréation fille-mère.

Réinvestir le sensible en Sciences de la santé : les enjeux d’un nouveau Diplôme Universitaire de Médecine narrative à l’Université de Bordeaux

Isabelle Galichon et Jean-Arthur Micoulaud-Franchi

Dans le cadre de cet article, nous souhaitons, à partir de la mise en place d’un Diplôme Universitaire de Médecine narrative au Collège des Sciences de la santé à l’Université de Bordeaux, penser à nouveaux frais la possibilité d’une clinique des signes dans le soin. Il va s’agir de mettre en exergue les enjeux épistémologique, éthique et politique d’un tel diplôme, afin d’en dresser les principes pédagogiques pour enfin analyser la place de la littérature dans cette discipline et plus précisément dans le cadre de cette formation.

The « villainous obstinacy and ugliness » of « a body of facts » : la création du personnage d’Alexis Saint-Martin par son chirurgien, le docteur William Beaumont

Maxime Raymond Bock

Originaire de Berthier au Bas-Canada, le voyageur Alexis Saint-Martin (1802-1880), à la suite d’un accident d’arme à feu, a servi de cobaye au chirurgien américain William Beaumont (Lebanon, CT, 1785-1853), dont les travaux sur son estomac blessé ont marqué la médecine et lui ont valu le titre de « Père de la physiologie gastrique ». Malgré le rôle primordial qu’il a joué dans le succès et la renommée de Beaumont, Saint-Martin demeure un personnage marginal, une note infrapaginale dans le grand livre de l’histoire médicale. Cet article analyse la première représentation de Saint-Martin, non seulement en tant qu’individu happé par un hasard de l’histoire qui l’a condamné à se définir en fonction de sa blessure, mais aussi en tant que figure réifiée de coureur des bois.

Écrire le handicap des enfants : Clara Dupont-Monod, Minh Tran Huy, Hélène Cixous

Kaliane Ung

Le sujet du handicap des enfants reste tabou en littérature. Comment parler de ce qui laisse sans voix ? Comment puiser dans le langage les mots justes pour décrire l’injustice d’un enfant qui souffre sans que l’on puisse trouver un remède à son mal ? Que peut la littérature dans ce cas extrême ? Dans Le jour où je n’étais pas là (2000), Hélène Cixous se souvient qu’à la naissance de son enfant atteint de trisomie 21, elle cesse d’écrire, subissant « un alignement sur le non-aligné ». L’autisme de son fils Paul contraint l’écrivaine Minh Tran Huy à reconsidérer les possibilités de narration de son handicap, d’envisager Paul comme un personnage qui n’évoluerait pas selon les attentes de la société, ou même d’un roman. Dans S’adapter (2021), Clara Dupont-Monod fait le choix d’une focalisation singulière pour décrire les différentes facettes de l’enfant handicapé : celle des pierres de la cour qui témoignent de l’évolution des membres de la fratrie, chacun réagissant différemment au petit être aveugle et immobile. À travers leur écriture, les autrices étudiées explorent les tabous inhérents aux différentes relations de leur enfant respectif avec elles, leur famille et la société, tout en appelant à définir le handicap des enfants et le « soin » (le care, souvent administré par les femmes) en tant que cause politique.

Cesser de lisser le ton : la littérature, pour entendre les voix des malades hors des objectifs médicaux

Benjamin Gagnon Chainey

Par une analyse comparative de deux autopathographies contemporaines, Hors de moi (2008), où la philosophe française Claire Marin témoigne de son expérience de la douleur chronique, et Jardin Radio (2022), où l’autrice québécoise Charlotte Biron raconte ses années d’opération et de convalescence pour traiter un cancer à la mâchoire, cet article remet en question une certaine tendance des humanités médicales et en santé à instrumentaliser la littérature au profit d’objectifs thérapeutiques, éthiques et politiques, qui ne sont pas nécessairement les siens. Dans le contrepoint de cette tendance à vouloir policer le littéraire, voire à lisser ses aspérités discursives trop chaotiques, violentes ou négatives, cet article désire faire résonner la part de colère indissociable de l’expérience de la douleur chronique et de la maladie – suivant les deux autrices –, mais aussi, mettre en lumière une dimension inutile de la littérature qui, même si elle ne guérit pas, parvient néanmoins à accompagner les malades dans le silence, la souffrance et l’ennui de leur solitude, et dont on peine à percevoir les véritables échos.