n° 132 / Dramaturgies des plantes

2023
Numéro préparé par Eliane Beaufils (Université Paris 8 / École doctorale des arts EDESTA)

Table des matières

Liminaire
Eliane Beaufils

Mises en présence du végétal et pratiques attentionnelles dans Branché et We Move Together Or Not At All
Catherine Cyr

« S’ensauvager, s’enforester, s’enpaysager » (Récit)
Alix de Morant

Artiste maraîchère
Marina Pirot

Corps et plantes : porter ou adopter
Pascale Weber

« Il n’y a rien à voir. » De la difficulté à représenter le vivant végétal sur une scène théâtrale
Chloé Déchery

Éprouver le végétal au théâtre : sortir de la boîte noire ou y rester ?
Flore Garcin-Marrou

Faire équipe avec des plantes ? Quatre performances participatives et leurs au-delà
Eliane Beaufils

De la proximité de la performance avec la vie végétale. Ou : comment apprendre les chants des plantes
Bojana Kunst

$12.00

Mises en présence du végétal et pratiques attentionnelles dans Branché et We Move Together Or Not At All

Catherine Cyr

Cet article porte sur l’expérience de réception de deux œuvres performatives récentes s’attachant à mettre en relation des êtres humains et des végétaux : le spectacle ambulatoire Branché, des compagnies circassiennes Acting for Climate – Montréal et Barcode et l’installation chorégraphique de longue durée We Move Together Or Not At All de Sasha Kleinplatz. Par le biais d’une perspective soma-esthétique, qui fait du corps sentant et ressentant le site d’élaboration de la pensée, la réflexion examine la façon dont la rencontre avec le végétal et avec les autres composantes de l’environnement détermine et affecte l’expérience spectatorielle. Pour rendre compte de la dimension sensible de celle-ci, l’autrice privilégie, en partie, une méthodologie auto-ethnographique où des fragments tirés de son carnet d’observation, ressaisis par l’écriture, sont intégrés à l’analyse. Opérant un maillage théorique entre les champs des études en arts vivants, de l’écocritique, de la philosophie environnementale et des Critical Plant Studies, l’article place en son centre les effets et les affects induits par l’agentivité et la bioperformativité des végétaux en régime performatif. Il s’intéresse au déplacement et à l’intensification des pratiques attentionnelles et à la dimension éminemment politique de cette reconfiguration.

S’enforester (Récit)

Alix de Morant

Depuis l’expérience singulière de Kerminy, cet article soulève la question de la création artistique in situ. Il a été conçu pour fonctionner en diptyque avec celui de Marina Pirot, dans le but de poursuivre avec elle, à l’aune d’une recherche commune autour des techniques et des enseignements du Body Weather ou météorologie des corps, un dialogue sur les outils à notre portée pour résister à la crise du vivant. Revenant sur l’atelier « Devenir végétal », il fait le récit, au prisme d’une écologie du sensible, d’un retour nécessaire au paysage en tant qu’éprouvé, et à la danse comme pratique holistique du sentir.

Artiste maraîchère

Marina Pirot

L’article présente les dernières années de mon parcours, Marina Pirot, artiste-maraîchère, depuis une recherche en danse jusqu’à la création d’un tiers-lieu d’agriculture en art, Kerminy. La mise en rapport des deux termes, art et agriculture, guide le propos depuis le champ de la danse, de la performance et des pratiques somatiques. En décrivant mon expérience artistique chez des maraîchers, ma formation aux techniques de maraîchage en même temps qu’aux pratiques somatiques, je présente les ateliers corporels publics que je propose en lien avec le végétal en forêt puis dans des champs cultivés. Je crée et investis à Kerminy une « serre-laboratoire-scène » pour inviter au maraîchage dansé, par des méthodes de détournement des codes de la scène artistique. Ainsi, à partir de cet espace témoignant d’une potentialité de renouvellement des modes de production et de diffusion de l’art à l’aune des questions écologiques, d’autres exemples de lieux et de démarches d’artistes en terrain agricole ou rural sont présentés. Le nouage de l’art à l’agriculture invite les artistes à s’impliquer dans des terrains de travail qu’ils et elles inventent, ceux de la régénération de la terre et de nos corps vivants.

Corps et plantes : porter ou adopter

Pascale Weber

Cet article présente ce qui a conduit le duo Hantu (Weber+Delsaux) à créer des mises en scène et actions performatives où il est essentiellement question de se déplacer chargés de réceptacles végétalisés. De tels dispositifs permettent d’interroger le geste du portage. Nous portons ce que nous partageons, un héritage, des revendications, des espoirs de changements… Ce geste atteste également de liens affectifs et de nouvelles socialités que nous pourrions développer avec les plantes. Mais le portage peut également conforter l’idée que nous avons le pouvoir de manipuler, déplacer, arranger le végétal à notre guise, renvoyant une vision passive du végétal. L’article développe alors en contrepoint du portage le principe d’adoption végétale, qui permettrait d’envisager la plante comme sujet vivant, de reconnaître son agentivité et de faire l’hypothèse d’une relation partagée, car l’adoption implique un mutuel engagement. À partir d’exemples d’expériences, de performances, de workshops menés par le duo, ce texte s’efforce de saisir dans quelle mesure le principe d’adoption est transposable au monde végétal et ce que signifie respecter, prendre en compte et en charge une plante, et réciproquement.

« Il n’y a rien à voir ». De la difficulté à représenter le vivant végétal sur une scène théâtrale

Chloé Déchery

« Il n’y a rien à voir ». Une plante au plateau est un non-événement. Son temps est autre, plus long ou plus court que le temps humain ; sa mobilité et sa capacité transformatrice, imperceptibles à l’œil nu. La plante, parent pauvre de l’objet scénique et de la marionnette, déçoit par sa difficulté à rentrer dans le champ du spectaculaire. Comment, dès lors, tâcher de figurer et représenter le vivant végétal en scène ? Comment rendre compte de ce corps alter, ainsi que de son langage chorégraphique et plastique singulier ? Après avoir décrit la restitution d’un processus de recherche-création qui a conduit à la fabrication d’une bardane hybridée et robotisée pour la création de la pièce Bardane et moi (2022), l’article ouvre sur une typologie des modes de représentation du vivant végétal dans deux spectacles contemporains de théâtre et de danse. La plante, en co-présence avec d’autres vivants, y est présentée comme partie prenante d’un dialogue discursif, somatique, et/ou sensible qui fait co-exister corps végétal et corps de l’interprète, de plain-pied dans une relation, tour à tour nourrie de rapports de soin, de compétitivité, de domination, d’exploitation ou d’attention. À travers l’examen de ces études de cas, nous verrons comment le modèle de la relation permet de dépasser la question de l’image théâtrale.

Éprouver le végétal au théâtre : sortir de la boîte noire ou y rester ?

Flore Garcin-Marrou

À l’intérieur, comme à l’extérieur, dans la boîte noire ou le in situ, le végétal incite l’artiste à créer un parlement des plantes, qui prend le pari de faire exister au sein d’une dramaturgie d’autres entités que les seuls comédiens humains. La plante se revendique comme protagoniste, s’émancipant de son état d’accessoire de décoration. Les mondes végétaux accèdent ainsi à une dimension énonciative et sémiotique, permettant de rééquilibrer les rapports entre les humains parlant et agissant et la nature, qui n’est plus réduite à sa fonction décorative. Ces mondes végétaux incitent les humains à transformer leurs modes d’énonciation, de compréhension du monde et les poussent à transformer leurs environnements de vie et de création, considérant le végétal en mesure de « sculpter socialement » (au sens où l’entend Joseph Beuys) les scènes théâtrales contemporaines.

Faire équipe avec les plantes ? Quatre performances participatives et leurs au-delà

Eliane Beaufils

« Nous ne sommes pas seuls », et les humains se doivent de découvrir leurs alliances avec les plantes, suggèrent Lena Balaud et Antoine Chopot. Dans les quatre performances étudiées, les spectateurs découvrent des plantes in situ et interagissent avec elles. Mais dans quelle mesure ces formes participatives peuvent-elles s’appuyer sur la participation des spectateurs pour éveiller des imaginaires d’alliances anthropo-végétales, en commençant à les développer durant la performance ? Hypothèse et analyse prennent appui sur quatre dispositifs très dissemblables, deux parcours audioguidés sollicitant les interactions sensibles et poétiques des participants avec des plantes, un troisième qui fictionnalise radicalement les végétaux rencontrés, et un quatrième qui invite les spectateurs à devenir des parlementaires des organismes. Les dispositifs suggèrent des modalités du faire équipe avec les plantes également très variables : d’une sculpture sensible de l’environnement à la guérilla, en passant par l’aménagement de nos villes et même l’instauration d’une démocratie. Mais les vecteurs des alliances sont toujours pluriels, en appelant à la sensibilité, à la transmission d’informations et à l’action, si bien qu’ils semblent se compléter et donner lieu à des expériences marquantes. Ils favorisent divers modes de mises en relation, ainsi que les passages de la cognition ou de l’action aux savoirs incarnés.

De la proximité de la performance avec la vie végétale. Ou : comment apprendre les chants des plantes

Bojana Kunst

Dans cet article, la proximité entre vie végétale et performance théâtrale sera considérée suivant deux perspectives. Dans la première partie de l’article, il sera démontré que la proximité avec les plantes nécessite un ajustement sensuel, temporel et intime. Cet ajustement ou syntonie agit sur nos sens et est lié au déploiement de l’imagination esthétique et poétique. La performance peut ainsi être un espace d’invention poétique de la proximité et de l’enchevêtrement entre humains et plantes. En même temps, le rapprochement ne peut se produire que si la proximité de la vie végétale a des conséquences performatives pour le théâtre. Dans sa deuxième partie, l’article s’attache à démontrer qu’une véritable proximité affecte les relations sociales, politiques et esthétiques à travers lesquelles le théâtre existe. Étant donné que la photosynthèse est rarement possible dans les espaces théâtraux, la vie végétale perturbe également la communauté que le théâtre souhaite établir. La proximité des plantes modifie la manière dont la performance existe dans le monde ; elle déstabilise la manière dont la performance existe poétiquement, éthiquement et institutionnellement, la manière dont elle est produite, créée, partagée et suivie.