n° 99 / Nova Gallia : recherches sur les écrits latins de Nouvelle-France

2012
Numéro préparé par
Jean-François Cottier
Université Paris-Diderot

[Version numérique disponible sur Érudit]

Ce dossier fait suite au numéro 92 de Tangence (hiver 2010) qui dressait un premier bilan des recherches sur les écrits latins de Nouvelle-France. Depuis, cette enquête de longue haleine s’est poursuivie par des recherches individuelles mais aussi à l’occasion de deux grands congrès en études classiques. À chacun de ces congrès, une session consacrée aux écrits latins de la Nouvelle-France a en effet été présentée. Le présent numéro regroupe six articles qui approfondissent le premier volume consacré au sujet. Haijo Westra s’intéresse aux trois premiers textes qui décrivent la côte est, John Gallucci aux termes latins qui servent à désigner les Amérindiens dans les Relations et Jean-François Cottier réfléchit à l’utilisation du latin comme outil de grammatisation des langues autochtones. À côté de ces trois études fondées sur les écrits missionnaires, Aline Smeesters et Peter O’Brien analysent pour leur part des poèmes néo-latins jésuites qui intéressent aussi la Nouvelle-France (Le Brun) et la culture classique des Jésuites qui y sont envoyés (Carheil). Enfin, Iréna Trujic se penche sur la manière dont Philippe Aubert de Gaspé reprend l’Énéide pour créer sa Nouvelle-France.


Table des matières

5. Liminaire
Jean-François Cottier

9. Les premières descriptions du Canada par le jésuite Pierre Biard. Du témoignage oculaire à sa réécriture
Haijo Westra

19. Décrire les « Sauvages » : réflexion sur les manières de désigner les autochtones dans le latin des Relations
John A. Gallucci

35. La Franciade de Le Brun : poétique ovidienne de l’exil en Nouvelle-France
Peter O’Brien

61. La métamorphose d’Étienne de Carheil
Aline Smeesters

99. Le latin comme outil de grammatisation des langues « sauvages » en Nouvelle-France : à propos des notes du P. Louis André sur la langue algonquine outaouoise (introduction, édition du texte latin et traduction)
Jean-François Cottier

123. « C’est du latin, ignorant… » : l’intertextualité classique dans Les anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé
Irena Trujic

139. Abstracts

143. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 99, été 2012

Nova Gallia : recherches sur les écrits latins de Nouvelle-France

Haijo Westra
Les premières descriptions du Canada par le jésuite Pierre Biard. Du témoignage oculaire à sa réécriture

C’est un fait peu connu que, bien avant leur établissement en Nouvelle-France en 1625, les Jésuites avaient inauguré, dès 1611, une première mission en Acadie. En ce sens, parce que la mission acadienne représente la première rencontre des Jésuites avec les peuples autochtones du Canada, elle mérite plus d’intérêt qu’elle n’en a reçu à ce jour. Cet article entend examiner, en les comparant, trois textes en lien avec cette mission. Cette comparaison nous permettra d’observer des différences sémantiques, stylistiques et idéologiques importantes entre les récits, datés de 1612 et 1616, qui sont du père Biard et celui, daté de 1618, qu’on lui attribue et qui pourrait bien être de la main de Philibert Monet, rédacteur à Rome.

The first descriptions of Canada by the Jesuit priest Pierre Biard. From eyewitness account to rewriting

It is a little-known fact that, well before their arrival in New France in 1625, the Jesuits had inaugurated a first mission in Acadia in 1611. The Acadian mission merits more interest than it has so far received, in that it represents the Jesuits’ first meeting with Canada’s indigenous peoples. This article proposes to examine and compare three texts that pertain to this mission. The comparison highlights the salient semantic, stylistic and ideological differences between the accounts by Father Biard, dated 1612 and 1616, and a third account dated 1618, attributed to Biard and possibly rewritten by Philibert Monet, an editor in Rome.

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John A. Gallucci
Décrire les « Sauvages » : réflexion sur les manières de désigner les autochtones dans le latin des Relations

Cet article propose une étude des termes latins employés par trois jésuites — Pierre Biard, François Ragueneau et Isaac Jogues — pour décrire les « Sauvages ». Reprenant la réflexion proposée par Francis Jennings sur le mot anglais savage, dont le sens a évolué de la « simple sauvagerie » à la « férocité bestiale », l’auteur montre comment l’histoire de ce mot est étroitement liée à la rencontre entre les Amérindiens et les Européens.

Describing the « Savages » : a study of how aboriginals were designated in the Latin of the Relations

This article proposes a study of the Latin terms employed by three Jesuits — Pierre Biard, François Ragueneau and Isaac Jogues — to describe the « Savages. » Revisiting Francis Jennings’ ideas on the English word savage, whose meaning has evolved from « simple savagery » to « bestial ferocity », the author shows how the history of this word is closely tied to the encounter between Amerindians and Europeans.

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Peter O’Brien
La Franciade de Le Brun : poétique ovidienne de l’exil en Nouvelle-France

Dans son œuvre intitulée Franciados libri duo, le jésuite Laurent Le Brun personnifie la Nouvelle-France (Nova Gallia). La déesse adresse quatorze élégies rédigées en latin à de puissantes personnalités françaises : ces lettres-poèmes présentent les difficultés auxquelles doivent faire face les Premières Nations en Nouvelle-France, en décrivant la vie des autochtones d’un point de vue topographique et ethnographique. L’ouvrage n’a jusqu’à présent reçu que peu d’attention. Pourtant, la manière dont l’auteur utilise les figures latines classiques et les topoi afin de rendre cet « autre » canadien compréhensible à un public européen et humaniste mérite d’être étudiée. Parmi ses nombreuses allusions aux poètes classiques, la Franciade entretient un long dialogue intertextuel avec les Tristes et les Pontiques d’Ovide. Ce dialogue permet à Le Brun de transformer l’appel individuel d’un exilé à la clémence impériale en un plaidoyer pour la rédemption universelle d’un monde non civilisé.

Le Brun’s Franciad : an Ovidian poetics of exile in New France

In his work entitled Franciados libri duo, the Jesuit Laurent Le Brun attributes personality to New France (Nova Gallia). The goddess addresses fourteen elegies written in Latin to powerful French figures : these letter-poems present the difficulties faced by the First Nations in New France by describing aboriginal life from a topographic and ethnographic perspective. The work has received little attention to date, but merits study for the author’s use of classical Latin figures and topoi to render these « other » Canadians comprehensible to a European and humanist public. Among its many allusions to the classical poets, the Franciad maintains a long intertextual dialogue with Ovid’s Tristia and Epistulae ex Ponto. This dialogue allows Le Brun to transform an exile’s personal appeal for imperial clemency into a plea for the universal redemption of an uncivilized world.

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Aline Smeesters
La métamorphose d’Étienne de Carheil

Le jésuite français Étienne de Carheil est surtout connu pour ses missions auprès des peuples autochtones du Canada. Mais l’ouvrage ici étudié est antérieur à son départ en mission : il s’agit d’un poème latin (Metamorphosis) célébrant la naissance du fils aîné de Louis XIV, le 1er novembre 1661, et composé alors que de Carheil, âgé de vingt-huit ans, était professeur de rhétorique au collège jésuite de Tours. Le poème reçut l’aval de ses supérieurs et fut jugé digne d’être imprimé à Paris ; de Carheil s’en souvient encore dans une lettre envoyée douze ans plus tard à son père, depuis la mission de Saint-Joseph à Goyogouën. À travers l’analyse de ce long poème allégorique (260 hexamètres consacrés à la métamorphose du lys français, rougi par les guerres mais retrouvant sa blancheur à travers la naissance princière), transparaît le bagage littéraire et culturel du jeune de Carheil quelques années avant son départ pour le Canada.

The metamorphosis of Étienne de Carheil

The French Jesuit Étienne de Carheil is known especially for his missions among Canada’s indigenous peoples. The work studied here, however, predates his departure for the missions : it involves a Latin poem (Metamorphosis) that celebrates the birth of the eldest son of Louis XIV on November 1st, 1661 and was composed when Carheil, then twenty-eight, was a professor of rhetoric at the Jesuit College in Tours. The poem was approved by his superiors and judged worthy of publication in Paris ; de Carheil was still talking about it in a letter to his father sent twelve years later from the Saint Joseph mission in Goyogouën. An analysis of this long allegorical poem (260 hexameters devoted to the metamorphosis of the French fleur-de-lis, red with the blood of wars, but changed to white again with the princely birth) reveals the literary and cultural baggage of the young de Carheil a few years before leaving for Canada.

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Jean-François Cottier
Le latin comme outil de grammatisation des langues « sauvages » en Nouvelle-France : à propos des notes du P. Louis André sur la langue algonquine outaouoise (introduction, édition du texte latin et traduction)

Dès les débuts de l’installation des Français en Nouvelle-France, on voit les missionnaires se mettre à l’étude des langues autochtones et fabriquer presque simultanément différents outils d’apprentissage dans un effort manifeste de grammatisation. Ce processus de description des langues amérindiennes s’inscrit dans un mouvement plus général de linguistique missionnaire, dont les fondements théoriques reposent sur la croyance de l’époque en un langage mental originel. Le latin étant utilisé comme modèle de référence pour décrire les langues « sauvages », la perspective s’en trouve forcément faussée. Cet article propose une première réflexion sur ce phénomène en se fondant en particulier sur l’édition et l’analyse des « Notes sur l’algonquin » du P. Louis André, missionnaire auprès des Montagnais entre 1693 et 1709.

Latin as a tool of grammatization of the « Savage » languages in New France : notes by Father Louis André on the language of the Ottawa Valley Algonquins (introduction, Latin text edition and translation)

From the earliest days of the colony in New France, missionaries were studying the aboriginal languages while simultaneously creating various learning tools in an obvious grammatization effort. This process of describing Amerindian languages falls within a more general missionary linguistics movement, whose theoretical foundations rested on the conventional belief in a first mental language. With Latin as a model of reference for describing « savage » languages, perspective was inevitably distorted. The present article proposes a first study of this phenomenon based particularly on the publication and analysis of « Notes on Algonquian » by Father Louis André, missionary to the Montagnais Indians between 1693 and 1709.

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Irena Trujic
« C’est du latin, ignorant… » : l’intertextualité classique dans Les anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé

Cet article se propose de montrer comment et à quelles fins Philippe Aubert de Gaspé reprend l’Énéide de Virgile comme intertexte pour créer la Nouvelle-France des Anciens Canadiens (1863). Peuplée de créatures mythologiques qui disparaîtront avec la Conquête anglaise, celle-ci apparaît comme une véritable terre littéraire parfaitement lisible pour les contemporains de Gaspé formés dans les collèges classiques.

« It’s Latin, ignoramus… » : classical intertextuality in Les anciens Canadiens by Philippe Aubert de Gaspé

This article aims to show how and for what purposes Philippe Aubert de Gaspé uses Virgil’s Aeneid as intertext to create the New France of Les anciens Canadiens (1863). Populated by mythological creatures destined to disappear during the English Conquest, New France appears as an authentic literary terrain, perfectly understandable to Gaspé’s collège classique-educated contemporaries.