n° 107 / Des communautés de lecteurs (de Jean Paulhan à Jacques Rancière)

2015
Numéro préparé par
Jean-François Hamel
UQAM
Julien Lefort-Favreau
Université de Toronto

[Version numérique disponible sur Érudit]

 

Nous ne lisons jamais seul, mais toujours avec d’autres. Telle est la conviction à l’origine de ce numéro de la revue Tangence, qui explore la notion de « communauté de lecteurs », aussi bien sous la forme d’interventions critiques, à propos des œuvres de Jean Paulhan, Claude Simon et Leslie Kaplan, que de discussions théoriques, à partir des propositions de Martha Nussbaum, Jacques Rancière, Marielle Macé et Yves Citton. Qu’elle soit envisagée du point de vue des écrivains ou des exégètes, des créateurs ou des interprètes, une communauté de lecteurs se caractérise d’abord et avant tout par un pouvoir d’associer et de dissocier : elle noue et dénoue des êtres et des choses, des mots et des signes, des croyances et des usages en même temps qu’elle monte et démonte les textes autour desquels elle se rassemble. Les arts littéraires de l’interprétation ne forment ni une activité séparée, ni une pratique autonome : la lecture fait fond sur des manières de dire et de penser, des façons d’être et d’agir qui configurent notre existence collective, informent notre imaginaire de l’histoire, circonscrivent notre idée de littérature.

 


Table des matières

5. Liminaire
Jean-François Hamel et Julien Lefort-Favreau

13. « Là où est le pouvoir, les mots passent invisibles » : le pacte de lecture de Jean Paulhan
Laurence Côté-Fournier

33. À contretemps du Nouveau roman. Réécriture et relecture dans Le jardin des Plantes de Claude Simon
Katerine Gosselin

55. Les communautés littéraires de Leslie Kaplan. De l’usine à l’atelier d’écriture, l’égalité des intelligences
Julien Lefort-Favreau

73. Penser les liens entre éthique et politique de la littérature : un dialogue entre Martha Nussbaum et Jacques Rancière
Simon Brousseau

89. Émanciper la lecture. Formes de vie et gestes critiques d’après Marielle Macé et Yves Citton
Jean-François Hamel

109. Lecture et lecteurs : l’impensé politique de la littérature française
François Cusset

129. Résumés

133. Abstracts

137. Notices biobibliographiques

$12.00

N° 107 / 2015

Des communautés de lecteurs (de Jean Paulhan à Jacques Rancière)

Laurence Côté-Fournier
« Là où est le pouvoir, les mots passent invisibles » : le pacte de lecture de Jean Paulhan

Le point de départ de cet article est Les fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres que nous analysons pour voir quelle politique de la lecture Jean Paulhan met en avant dans cet essai en nous arrêtant autant sur ses propos que sur son mode d’écriture. Nous procédons en deux temps : nous observons d’abord la conception de l’acte de lecture qui se dégage de la structure et du mode d’assertion des Fleurs de Tarbes ; ces analyses seront ensuite enrichies d’une discussion des lectures qu’ont fait d’autres critiques des positions de Paulhan sur le geste interprétatif, autant celles de ses contemporains (Benda, Blanchot) que celles de critiques plus récents, issus pour la plupart de l’école américaine de spécialistes de Paulhan (Mehlman, Syrontinski, Milne). Nous postulons que la rhétorique de Paulhan, en mettant l’accent sur la matérialité des mots, travaille les modalités de lecture en régime démocratique et les incorpore dans son mode même d’assertion en dépit de l’absence d’une rhétorique commune pour unifier le sens.

« Whenever there is power, words seem to be invisible » : Jean Paulhan’s reading pact

The basis of this article is The Flowers of Tarbes, or Terror in Literature, which we analyze in regard to the reading policy Jean Paulhan puts forward therein while examining his comments and mode of writing. We first present the conception of the act of reading that emerges from the structure and mode of assertion of Flowers of Tarbes, then follow this with a discussion of readings by other critics of Paulhan’s positions on the interpretative act, including his contemporaries (Benda, Blanchot) and other more recent critics, mainly from the American school of Paulhan specialists (Mehlman, Syrotinski, Milne). We postulate that Paulhan’s rhetoric, in its emphasis on the materiality of words, reworks the terms of reading in democracies and incorporates them into his very mode of assertion despite the absence of a common rhetoric to unify meaning.

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Katerine Gosselin
À contretemps du Nouveau roman. Réécriture et relecture dans Le jardin des Plantes de Claude Simon

Cet article porte sur Le jardin des Plantes (1997) de Claude Simon, plus précisément sur l’entretien qui traverse le roman entre l’écrivain S. et un journaliste venu l’interviewer dans son appartement parisien. Il est montré comment la mise en scène de cet entretien donne lieu, en même temps qu’à la réécriture de romans antérieurs, à une relecture de l’œuvre de Stendhal, renversant la lecture néo-romanesque qu’en proposait Simon dans les années 1960 et 1970. Ce travail de relecture et le renversement qu’il opère sont appréhendés en tant qu’ils permettent à Simon de se positionner rétrospectivement par rapport à la communauté interprétative constituée autour du Nouveau roman. Il apparaît effectivement que ce positionnement concerne précisément les actes de lecture posés autrefois par le groupe des Nouveaux romanciers. Nous tentons de comprendre comment il met ainsi fondamentalement en jeu le rapport entre l’écrivain et les communautés interprétatives au sein desquelles s’affirme son œuvre, et qui déterminent son inscription dans l’histoire de la littérature.

At odds with the Nouveau Roman. Rewriting and rereading in Claude Simon’s The Garden of Plants

This article focuses on The Garden of Plants (1997) by Claude Simon, more specifically, on the novel’s underlying discussion between the author S. and a journalist come to interview him in his Parisian apartment. We note how the scene set by the discussion leads (in addition to a concurrent rewriting of previous novels) to a rereading of Stendhal’s oeuvre, thus reversing the neo-Romanesque reading proposed by Simon in the years 1960 and 1970. This work of rereading and the reversal it sets in motion are understood insofar as they allow Simon to position himself retrospectively as regards the interpretative community created around the Nouveau Roman. It appears, effectively, that this positioning specifically concerns the acts of reading formerly posed by the group of Nouveau Roman writers. We attempt to understand how Simon thus fundamentally highlights the relation between the writer and the interpretative communities where his work is established and which determine his place in the history of literature.

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Julien Lefort-Favreau
Les communautés littéraires de Leslie Kaplan. De l’usine à l’atelier d’écriture, l’égalité des intelligences

Cet article vise à circonscrire les permanences politiques dans l’œuvre de Leslie Kaplan. Son premier livre, L’excès-l’usine (1982), témoigne de son établissement en usine en 1968. Son travail romanesque et essayistique ultérieur met en œuvre une volonté d’aller au plus près des conditions matérielles d’existence des dominés. Son engagement dans diverses résidences d’écriture et dans des ateliers d’écriture en milieu populaire prolonge en effet la remise en question de l’autorité de l’intellectuel qui caractérise, en France, certains courants maoïstes de 68. Ce positionnement renvoie à une éthique et une politique de la littérature qui postulent une égalité entre l’écrivain, le non-écrivain et le lecteur.

The literary communities of Leslie Kaplan. From the factory to the writing workshop, the equality of intelligences

This article aims to identify the political permanences in the work of Leslie Kaplan. Her first book, Excess-The Factory (1982), is an account of her factory employment in 1968. Her subsequent fiction and essays reflect a determination to experience first-hand the material living conditions of the dominated. Her engagement in various writing residencies and in working-class writing workshops helped prolong the challenge to the authority of the intellectual which, in France, characterized certain Maoist trends in 1968. This positioning refers to an ethics and politics of literature that postulate an equality between writer, non-writer and reader.

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Simon Brousseau
Penser les liens entre éthique et politique de la littérature : un dialogue entre Martha Nussbaum et Jacques Rancière

Cet article se propose de comparer la politique de la littérature de Jacques Rancière et l’éthique de la littérature de Martha Nussbaum. Il s’agit d’éclairer comment ces deux approches de la littérature, même si elles s’ancrent dans des traditions théoriques différentes, se recoupent grâce à l’idée fondamentale selon laquelle la littérature serait l’occasion d’acquérir des connaissances pratiques. La lecture littéraire, chez Rancière comme chez Nussbaum, permet d’affiner notre attention au monde et met ainsi en jeu la perceptibilité des sujets. En cela, ils affirment tous deux avec force que la littérature, loin d’être coupée du monde, n’a de sens qu’au cœur même de l’existence, puisque le texte situe le lecteur devant l’altérité et l’enjoint silencieusement à pratiquer l’attention délicate qui incombe à ceux et celles qui souhaitent vivre ensemble.

Reflecting on the links between ethics and politics in literature : a dialogue between Martha Nussbaum and Jacques Rancière

This article proposes to compare Jacques Rancière’s policy of literature with Martha Nussbaum’s ethics of literature. The issue is to shed light on how these two approaches to literature, although anchored in different theoretical traditions, overlap thanks to the fundamental idea that literature offers an opportunity to acquire practical knowledge. Literary reading, in Rancière as in Nussbaum, allows us to refine our attention to the world and therefore involves the perceptibility of objects. To this end, both writers strongly affirm that literature, far from being cut off from the world, has meaning only at the very heart of existence, since the text situates the reader in the presence of otherness and silently enjoins him or her to practice the delicate attention needed for those who wish to live together.

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Jean-François Hamel
Émanciper la lecture. Gestes critiques et formes de vie d’après Marielle Macé et Yves Citton

Cet article propose une présentation critique des théories de la lecture développées par Marielle Macé et par Yves Citton, qui ont en commun de définir les pratiques de lecture et d’interprétation comme des activités émancipatrices d’un point de vue éthique et politique. Ces théories partagent une inspiration pragmatiste, qui les incite à refuser les idéologies ségrégationnistes de l’art, qui séparent a priori l’expérience esthétique de l’ordinaire de nos existences. Elles conçoivent en outre la lecture comme un geste critique qui contribue à transformer nos croyances et nos conduites. Malgré cet esprit pragmatiste, l’éthique de la lecture de Marielle Macé et la politique de la lecture d’Yves Citton demeurent attachées à une conception romantique de la littérature, qui tend à méconnaître la diversité sociale et historique de ses représentations et de ses usages.

Emancipatory reading. Critical acts and forms of life according to Marielle Macé and Yves Citton

This article proposes a critical presentation of the theories of reading developed by Marielle Macé and Yves Citton, both of whom define reading and interpretation practices as emancipatory activities from an ethical and political viewpoint. These theories share a pragmatic inspiration, which incites them to refuse the segregationist ideologies of art that separate a priori aesthetic experience from the everydayness of our existences. They conceive of reading, moreover, as a critical act that helps to transform our beliefs and conduct. Despite this pragmatic spirit, Marielle Macé’s ethics of reading and Yves Citton’s politics of reading remain tied to a romantic conception of literature that tends to disregard the social and historical diversity of its representations and uses.

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François Cusset
Lecteurs et lecture : l’impensé politique de la littérature française

Cet article met en lumière l’écart institutionnel et culturel qui sépare les politiques de la littérature aux États-Unis et en France. Dans le monde universitaire américain, et particulièrement dans les départements de littérature, prévaut une politique de relativisme textuel qui mène à une pratique de suspicion généralisée à l’égard du texte dans les études féministes, culturelles et postcoloniales ; à l’inverse, dans le monde universitaire français, persiste une éthique protectionniste, fondée sur un canon littéraire incontesté et sur un fort isolationnisme disciplinaire. Cet article suggère que le malentendu transatlantique autour des théories critiques de la littérature qui dure depuis plusieurs décennies s’explique par le fait que les théoriciens américains s’intéressent à la lecture et à ses effets politiques, alors que les Français se préoccupent presque exclusivement de l’écriture et de l’écrivain.

Unthinkable Readers : The Political Blindspot of French Literature

This article highlights the institutional and cultural gap that separates literature policies in the United States and France. A policy of textual relativism prevails in American universities, particularly in literature departments, which gives rise to a general suspicion of the text in feminist, cultural and postcolonial studies. In French universities, on the other hand, there persists a protectionist ethic founded on an undisputed literary canon and a strong disciplinary isolationism. This article suggests that the decades-long trans-Atlantic misunderstanding surrounding critical theories of literature can be explained by American theoreticians’ emphasis on reading and its political impacts, whereas the French are concerned almost exclusively with writing and the writer.